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DEMOCRITE, atomiste dérouté
25 septembre 2006

Hypertrophie du rien

Nouvelle rentrée, nouveaux élèves et cette désagréable sensation de l’éternel retour du même c’est-à-dire de l’insignifiance de ma fonction.

J’avoue volontiers ne plus comprendre grand-chose aux générations qui défilent devant moi, ce qui implique au passage qu’il me semblât à un moment de mon histoire professionnelle "être en phase" comme on dit, ou saisir l’ambiance, coller à l’esprit des élèves...illusion rétrospective ?Peut-être et peu importe car l’enjeu ici reste ce qui se noue et se défait dans cet étrange présent (qui est de moins en moins un cadeau) de ma fonction et de mon activité de professeur.

Entrons dans le vif du sujet : l’esprit des élèves disions-nous...mais où est-ce ? Où est cet esprit ? Je lis sur des dizaines de visages, le triste spectacle d’une normalité triomphante, gavés, gâtés donc corrompus par l’époque ; je ne comprends rien à la fatigue chronique de ces élèves, déjà totalement épuisés par deux semaines de cours, vidés de leur substance et comme exsangues ! Je constate à longueur d’heures cette "fatigue d’être soi" dans un temps et dans un espace où il serait pourtant légitime de poser la question du sens de cette fatigue, de cet intarrissable ennui, mais la poser devient immédiatement inconvenant et transgressif tant la résistance est forte ! Leur fatigue est la normalité même, c’est pourquoi elle m’épuise en retour, me vide de ma propre substance comme s’il me fallait lutter et endosser cette puissante inertie ravageuse qui opère dans les corps et anesthésie l’esprit.

La démarche philosophique animée par quelques principes de dérivation chers à Epicure qui supposent de l’être et du non-être, des atomes et du vide, des processus d’organisation à partir desquels le philosophe devient créateur d’un positionnement critique au milieu des préjugés et autres images sociales n’a pas de prise sur ce vide sidéral. La possibilité du choc est elle-même compromise, le travail tourbillonnaire et tatônnant de la pensée avorte devant la figure du rien.

Je me charge de leur ennui, je le charge sur mon dos et accumule les gesticulations les plus invraisemblables pour animer l’espace dévitalisé de la classe. Je transforme Platon en initiateur de la matrice, Descartes en aventurier dopé au cannabis, Socrate en héros martyre de la libre pensée, Diogène en masturbateur transgressif de la convention, j’utilise la percussion, l’introspection, la provocation et les situations-limites, rien n’y fait ; l’expression massive est celle du veau dans son champ occupé par dessus tout à brouter, à brouter et à brouter encore pour que le temps et sa morne mesure disparaissent...oubli de soi dans les murs de la classe.

Ce n’est pas que les élèves ne s’intéressent à rien, c’est plutôt qu’ils occupent mentalement l’espace hypertrophié du rien, ce néant brut de la non-composition, sorte de nihilisme mental où précisément rien n’advient, rien devient l’objet le moins revendiqué qui soit et pourtant le point nodal ouvertement exhibé de cette posture-imposture, un point à partir duquel rien ne peut précisément se passer et encore moins se modifier. Cette non-pensée, sorte d’aphasie inactive peut avaler et régurgiter n’importe quoi ; elle est indifférente à tout contenu , à tout appel, à tout questionnement. Sa seule légitimité réside dans l’acte d’écriture pendant lequel l’évasion devient possible, sorte de pathétique divertissement à la hauteur de cet ennui décisif et de ces savoirs sans saveur ! Car l’acte d’écriture est lui-même dévitalisé, il ne vaut que sous la dictée dans une forme hétéronomique exclusivement. Et qu’importe le sens ! Qu’importe d’ailleurs l’examen final et les compétences acquises ! Qu’importe sa propre pensée, se soucier de soi-même à l’école est tout bonnement impensable, l’Autre s’en occupe, l’invitation à philosopher, une illusion de plus au milieu des mensonges !

La liberté de parole, ils n’en veulent pas, la possibilité critique ne les motive en rien, l’espace laissé à chaque début d’heure pour une expression libre n’en concerne que cinq sur cent quinze. Ce qui est plus grave est cette indifférence collective vis-à-vis de tout problème, de tout enjeux, de toute difficulté. "Cause toujours", la complexité du Réel est pour les autres, l’effort, une infamie ; l’exigence, une facétie d’éducateur mal inspiré. L’hypertrophie du rien est l’autre nom d’une passion triste : la passion du vide !

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