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DEMOCRITE, atomiste dérouté
12 juin 2007

Du désert

Lettre à Cratyle

Je me laisse souvent porté par un "indice", un "élément" rencontré par hasard, en suivant un mot ou une couleur mais pour tout dire, il s'agit davantage d'un mouvement intérieur non-intentionnel qui anime ma pensée et la laisse gentiment dériver, au gré des impressions qui se présentent à moi. Expérience très commune en réalité qui va de la rêverie au songe, de la pensée vagabonde aux fantaisies les plus insolites, souvent imaginaires et, pour ainsi dire, préconscientes, sans souci de maîtrise ou d'efficacité. Ces moments sont trop rares mais souvent signe d'une réelle quiétude, d'une franche tranquillité que certaines occasions rendent possible. J'aime l'idée d'un itinéraire sans boussole, sans balisage et sans but, un peu comme ces mots de Pessoa peuvent l'évoquer :

"Léger,léger, très léger, Un vent très léger passe et s'en va, toujours très léger; Je ne sais, moi, ce que je pense ni ne cherche à le savoir. " Le gardeur de troupeaux

Je me sens intrigué parce que tu dis du hasard car j'ai depuis quelques années, l'intuition très vive que le hasard est le régime fondamental de l'existence et qu'il est à l'oeuvre partout sous la forme de rencontres continuelles que l'on est ou pas en mesure de saisir. C'est aussi cela "se lâcher", savoir paradoxalement "saisir" ce qui se présente, le moment opportun. Les grecs avaient un joli mot pour exprimer cette idée au centre d'une authentique sagesse ; ils parlent de Caïros ou Kairos, "la bonne rencontre" qui modifie la trajectoire d'un homme et lui assure de façon toute relative une certaine longévité et peut-être un peu de joie dans l'existence. Cette gratuité des rencontres, leur caractère imprévisible font la saveur et l'aventure, font l'affirmation du désir et la jouissance ou le ressentiment et la souffrance.

Le désert est l'expérience de la nudité par excellence, pour peu que l'on accepte un "déshabillage". Expérience hautement érotique pour celui ou celle qui s'en imprègne, un peu à la façon du Robinson de Toumier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique. Il nous indique notre origine nomade et l'implacable mouvement dans lequel nous sommes tous jetés. J'ai toujours été sensible à cette puissance que j'appelle "tragique", parce que abrupte et sans détour (tout passe), expérience du Réel en quelque sorte pendant laquelle je me sens plus que jamais vivant, fragile passager, en transit. La sensation se fait plus forte, plus aiguë, plus large, plus nette et plus vibrante. Érotique car elle bouscule le corps, libère les énergies, stimule la peau, rend le sens du détail, excite et apaise à la fois. Elle laisse de côté les masques sociaux et les rôles qui "cadenassent" la chair et la rendent triste et flétrie. J'ai vécu des moments de grande exaltation (sans être pour autant maniaco-dépressif) et des moments de paix profonde à ces heures. Je me suis senti un peu fou et sans doute l'étais-je pour certains de mes compagnons de route ; mais cela n'a aucune importance. D'ailleurs, "un homme sans folie n'est pas si sage qu'il croit' (encore Chamfort). [J'invite souvent mes élèves à réfléchir sur leur part de folie et sur leur façon d'exprimer la normalisation qu'ils subissent (avec un certain contentement malgré tout!). Sur ces sujets, il est capital d'être modeste sinon il vaut mieux envisager un autre métier...]

La nuit sans lune est extraordinaire ; je revois mon ombre projetée sur le sol par la seule lumière des étoiles et de la galaxie.

C'est d'ailleurs ce qui me plaît dans mes escapades sahariennes ou montagnardes. J'apprends à me "lâcher"  dans un univers qui n'est plus un décor ni un lieu de consommation, mais qui renvoie à ce qu'il y a de plus immédiat et de plus précaire en soi. C'est pourquoi j'aime marcher seul ou en silence et me poser sur une dune ou asseoir sur une crête et sentir ce qui se passe. La Mauritanie est mon quatrième voyage saharien. Ma plus belle expérience du désert a été de très loin la découverte du sud algérien, dans la région des Tassili (à la frontière avec la Libye à l'est et le Niger au sud) appelée Tadrart. J'y ai découvert une beauté d'une radicalité sans précédent, une beauté tragique que suggèrent à tout instant l'étemelle mobilité du sable et des dunes (ce que les bouddhistes nomment "impermanence"), la solitude absolue lorsqu'on entre en résonance avec le désert et la création, donc avec la mort de ce qui se constitue et se désagrège (la trace du pas balayée par le vent). Il n'y a rien de mystique dans ces propos, rien de religieux ou de transcendant, seulement la découverte d'une extrême simplicité que nos conventions sociales et nos exigences urbaines nous interdisent de percevoir dans nos vies ordinaires. Le désert est une expérience de l'immanence pure ; être là, entièrement absorbé par la gravité radicale de sa seule présence, ce qui peut paraître insupportable pour certains.

Pour que de tels moments puissent survenir, il ne suffit pas de se rendre dans un désert. Il faut déjà l'avoir rencontré en soi, s'être heurté de plein fouet à son bruit interne, à ses contradictions, à sa plus intime surexcitation, avoir pris conscience de ses résistances à la vitalité. Il est parfaitement possible de se rendre dans le désert pour ne pas le rencontrer réellement, sorte d'objectif inconscient contradictoire qui témoigne d'une incapacité de se hisser à la hauteur de sa propre nudité. Il suffit d'observer le réflexe grégaire du marcheur, son penchant à placer entre lui et la réalité, tout le poids du groupe et des normes qui constituent son univers. Marcher avec autrui, c'est toujours prendre le risque d'une fuite, le risque de civiliser son regard, d'être incapable de se "lâcher", de lâcher prise. Alors les dunes deviennent la carte postale que le touriste traverse et qu'il entend saisir du dehors par son appareil photo. Le touriste croit à la magie de la machine, capable de lui rendre a posteriori ce qu'il n'a pas eu le temps de percevoir ni de vivre dans un présent en fuite continuelle. Le décor s'épuise sans rencontre décisive, sans modification. Alors le désert n'existe pas, il reste un fantasme, une projection de l'esprit avide de record ou de reconnaissance. Il n'est pas évident pour l'occidental de rencontrer sa propre impuissance et l'étrangeté totale du désir devant le roche et l'éternité silencieuse. Le désert n'existe que pour un homme ou une femme "désertique", à la fois seul(e) et au centre de toutes choses.

"Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose qui est de ne pas savoir rester seul assis dans sa chambre" disait Pascal, et en effet, si je sais demeurer seul assis dans ma chambre alors je suis mûr pour de multiples rencontres... .

En ce qui concerne la Mauritanie, nous avons traversé une partie d'un erg immense (secteur dunaire : erg Ouarane) très impressionnant, avec ici ou là quelques oasis perdues au milieu des sables. A partir du 3è jour, nous avons essuyé une véritable tempête de sable qui nous a plongés dans un brouillard difficilement supportable, (ça a duré presque 3 jours !). Ensuite j'ai été un peu malade (troubles digestifs courants dans ce secteur de l'Afrique), ce qui a un peu terni les impressions évoquées plus haut ; mais c'est ça aussi la précarité désertique. Tout est vécu avec une acuité renforcée, pour le meilleur comme pour le pire...

Porte-toi bien

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Commentaires
G
j'aime beaucoup ce texte.Sensible, direct, et vrai. Pyrrhon
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