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DEMOCRITE, atomiste dérouté
10 juillet 2007

L'optimiste, le pessimiste et le tragique

Euralille_le_chantier__Max_Lerouge

Photo et commentaire de Max Lerouge  en bas de l'article

Pour celle ou celui qui ouvre son regard vers l'essentielle mobilité de la nature, tels le poète, le photographe, l'artiste, le contemplateur, le méditant, le philosophe, la beauté du monde a sans doute quelque chose à voir avec le processus de transformation du vivant, si perceptible dans nos contrées où la vie est encore fort présente. Ayant fait plusieurs fois l'expérience saharienne, j'ai été frappé comme jamais par le mobilisme, c'est-à-dire l'éternel mouvement des choses et son caractère accéléré (les particules de sable) mais dans un univers essentiellement minéral.  Les trois ordres, végétal, minéral et animal finissent par s'y confondre soumis qu'ils sont, aux mêmes mécanismes dérivatifs, le clinamen, le hasard absolu ou cette métaphysique des chocs théorisée par les sages atomistes (Démocrite, Epicure, Lucrèce...). Le vivant et l'inerte sont deux types de configurations distinctes. Certaines propriétés apparaissent avec le vivant (régulation, autonomie, procréation...) que l'on n'observe pas dans le monde minéral. Mais ces propriétés, pour advenir, nécessitent des conditions extrêmement exigeantes et resserrées. Par conséquent, l'inerte l'emporte numériquement sur la vie, l'inorganique sur l'organique ; il est le cas général dans l'univers tel qu'il est appréhendé, compris et confirmé par la science et l'astrophysique. Et Il aura fallu des milliards d'années pour que les premières cellules se constituent et l'univers entier pour engendrer l'homme et sa conscience réflexive (ce qui d'ailleurs n'implique aucune finalité ou dessein de la nature). Notons au passage que la science n'a rien inventé mais qu'elle ne fait que décrire par ses modèles ce que nos sages grecs savaient déjà il y a plus de vingt-cinq siècles.

. La beauté de la nature que j'appellerais tragique et dont j'ai tenté de témoigner dans mon Carnet de déroute Tadrart procède d'une contemplation du réel considéré comme totalité et non d'une nature prise dans un sens étroit et restrictif, la vie. La beauté tragique se moque de la vie comme de la mort puisqu'elle les saisit dans un même mouvement et les égalise dans une sorte d'indifférence brute. Mais se moquer de la mort ne fascine guère les morts ni ne les gêne. En revanche se moquer de la vie nous renvoie à notre propre déroute, à notre finitude essentielle, à ces situations-limites qui nous font sentir et notre impuissance et notre vanité. On l'aura compris, cette étrange moquerie n'a rien d'intentionnel ni de revanchard. Elle est ce dévoilement  fondamental du réel indifférent et vagabond, radical et implacable. Voilà pourquoi je parle de beauté tragique, beauté en prise avec le dynamisme des éléments, l'impossibilité de compter sur quoi que ce soit dans le monde, la texture insaisissable du réel qui mène à la corruption des structures et à l'éventuelle recomposition. Tragique car rien ne demeure, tout passe sauf le hasard à l'oeuvre. Beauté de la transition, beauté ineffable du passage qui mène à l'inorganique et à la mort, le cas décidément général.

La beauté tragique ne peut pas être, par conséquent, une célébration de la vie. Célébrer la vie implique un autre regard sur le réel, une orientation métaphysique possible mais différente et qui se veut résolument optimiste donc exclusive et partiale car elle concentre son attention sur cet ordre particulier qu'incarne la vie. L'optimisme est cette humeur qui voit dans la nature un ordre volontiers favorable. Bon ordre, pourrait-on dire, comme chez Leibniz qui pense que Dieu a créé le meilleur des mondes possibles compte tenu des contraintes du réel (optimisme dont se moquera Voltaire dans son Candide). Sans doute, l'optimiste est-il du côté de l'animal, voué à l'action, à l'engagement, à la mobilité de surface. Il croit qu'un monde encore meilleur est possible, que cet ordre n'est pas si mauvais et qu'il peut y participer pour plus d'harmonie et de justice. Son animalité est revendiquée comme mode d'action et de transformation. L'optimiste fait le pari du progrès jusque dans son comportement prédateur. Agent de mobilisation rapide, il est sur la voie externe, celle de l'autodétermination et du modelage du monde. Il fait de la vie une entité ancrée dans un processus de réalisation. L'optimiste voit la beauté dans l'esprit de l'homme plus que dans la nature. Le beau que célèbre l'esprit célèbre avant tout l'esprit capable de créer le beau par son propre labeur. Ce n'est pas la nature en tant que telle qui est visée dans son projet mais l'homme lui-même, homo sapiens (homme sage et savant), homo faber (homme fabriquant) architecte de la nature, créateur d'environnement, façonneur de monde. Le corps de l'optimiste est un outil, une structure admirable et instrumentalisée, moyen efficace pour la performance, une puissance d'affirmation rentable confirmant le bon ordre préalable. L'optimiste veut laisser son empreinte germer au soleil et vaincre la mort, définitivement. Pour lui, la beauté est dans ce qui se fait, jamais dans ce qui se défait. D'ailleurs rien ne se défait véritablement à ses yeux. Tout a nécessairement un sens et le beau ne fait que confirmer cette orientation, cette destination de l'homme et sa signification ultime grâce sa volonté triomphante et inébranlable.

La beauté tragique n'est pas non plus du côté du pessimisme, ce regard sombre et douloureux dans l'appréhension du réel, humeur mélancolique et tourmentée constatant comme l'optimisme l'existence d'un ordre dans la nature mais considérant que celui-là n'est définitivement pas le bon. Le réel est organisé mais ses conséquences sont nécessairement fâcheuses et catastrophiques pour l'homme. Le pessimisme est du côté du "végétal" ou du "végétatif" ; il souffre de ses dispositions initiales qui le poussent à l'action minimale, à l'introversion, à la transformation lente, laborieuse et souterraine. Le pessimiste s'octroye d'immenses plages de récupération, il déserte les activités corporelles toujours trop ambitieuses et dangereuses à ses yeux pour le sommeil et l'oubli réparateurs, pour le refuge et la consolation passive. Il a le territoire modeste et l'ambition minimale. Pas de conquête, il est épuisé à l'idée de transformer le monde d'ici-bas et peut rêver parfois tout haut, d'un autre monde, débarrassé des imperfections du premier. La beauté est donc ailleurs, dans la transcendance, en dieu et ses mirages, dans l'au-delà, dans l'espoir d'une vie meilleure, dans l'hallucination et le délire des arrières-mondes. Bref, pour le pessimiste, la beauté n'est pas de ce monde ou plutôt, elle n'est pas concrètement de ce monde. Pour peu qu'elle semble se glisser dans le réel, elle paraît déjà menacée et sa disparition programmée ajoute à sa mélancolie qui trouve ainsi une confirmation de son ancrage initial. Le pessimiste souffre de ses racines ténébreuses et telluriques. Il rêve de couper ses liens primitifs et organiques pour la contemplation des idées pures. Le végétal a la haine du corps et de ses pulsions. Il les convertit en fascination molle tournée vers les hauteurs, vers ce soleil, métaphore du Bien. Il s'accommode de toutes les superstitions et ne voit pas pourquoi agir puisque tout est déjà écrit et qu'en plus on ny peut rien ! La fausse mort et son paradis sont les figures enviables et protectrices chargées d'anéantir et de convertir les risques de l'existence en des certitudes figées. Le pessimiste est par conséquent la victime de son impuissance et de l'ordre dangereux qui règne dans le monde. Il est, comme tout végétal, soumis à toutes les prédations dans une triste et pathétique passivité.

La beauté tragique elle, est minérale c'est-à-dire élémentaire. Le minéral est le niveau le plus simple et par conséquent celui qui, à l'image du rasoir d'Ockham, permet de rendre compte d'un nombre de choses bien supérieur. En réalité, il permet de se glisser dans le tout de la nature car tout ce qui est se constitue par assemblage (atome, molécule, cellule, organe, organisme...). Le minéral a ceci de particulier qu'il compose et le végétal et l'animal, ce qui ne fonctionne pas dans l'autre sens (l'animal et le végétal ne sont pas contenus dans l'atome). "Nous sommes des poussières d'étoiles" dirait l'excellent Hubert Revees, image stellaire pour décrire notre caractère atomique et notre filiation cosmique. Penser à partir du végétal ou de l'animal revient à opérer une sorte de forclusion, c'est-à-dire un refoulement massif des éléments initiaux qui ne peuvent être appréhendés sans hallucinations (tel Pascal découvrant magnifiquement le tragique dans la Disproportion de l'homme [Pensées] et le recouvrant presque aussitôt par son délire mystique du 23 novembre 1654 et sa conversion au christianisme). Penser à partir de l'homme, c'est déjà nier son caractère végétatif et avant Darwin, son caractère animal, mais cela revient surtout à réfléchir à partir d'un ordre déjà constitué, l'ordre humain ou divin et ses conventions, ses institutions et ses règles qui vérouillent l'accès au questionnement métaphysique et à la beauté radicale du tragique.

Le minéral est la figure métaphorisée de l'atome, de la particule, cet insécable, se combinant avec d'autres en agrégats dans le vide infini sous les chocs interminables et dans un tourbillon sans fin pour reprendre Démocrite d'Abdère. Ce tourbillon est l'autre nom du hasard, ce qui rend possible la rencontre et la constitution d'une matière tout comme sa destruction. Clinamen dira plus tard Lucrèce faisant parler Epicure. Mais rien n'advient selon un ordre spécifique ou un plan arrêté. La particularité du tragique réside dans cette reconnaissance du désordre fondamental de la nature. Il n'y a pas d'ordre, il n'y a pas de finalité, il n'y a pas de créateur des mondes, de divinités, d'esprit ordonnateur, de concepteur, de grand charpentier ou d'architecte. Dans l'univers tragique, l'homme découvre cette essentielle vérité, à savoir l'insignifiance absolue du réel et de la nature et sa plus radicale solitude. Par conséquent, il perçoit sa propre insignifiance et cette première vérité, tout passe. Vérité immédiate qui rend tout discours mal assuré et secondaire. Vérité est dans l'abîme, dira Démocrite. Les discours s'abîment dans l'insignifiance comme un navire se perd et disparait en mer, comme un voyageur assiste impuissant à l'éparpillement de son empreinte de marcheur à mesure qu'il traverse les sables.

C'est en philosophe que nous sentons et expérimentons cette beauté tragique. Qu'est-ce à dire ? Pas question de se raconter des histoires ! Pas question de se mentir à soi-même ! Nous faisons le constat de la radicalité du réel, de son silence inaudible et innommable, de sa créativité et de sa destructivité. Il faut vivre avec cette évidence et refuser toute consolation salvatrice et les illusions associées. Comme le dit Comte-Sponville, "une vraie tristesse est préférable à une fausse joie". Encore faut-il être à la hauteur de cette vérité qui défait toutes les autres. Encore faut-il reconnaître en soi-même cette élémentarité qui nous constitue et fait de nous un être minéral, végétal et animal, tout à la fois et pourtant si peu de choses. Telle est cette beauté qui fait miroir et nous destitue définitivement.

PS : "Le pessimiste et l'optimiste s'accordent à ne pas voir les choses telles qu'elles sont. L'optimiste est un imbécile heureux, le pessimiste un imbécile malheureux."  Georges Bernanos (1947)

Euralille_le_chantier__Max_Lerouge

Remarquable démonstration de la beauté tragique( même si je n'adhère pas à toutes les affirmations, j' essaierai de démontrer plus tard). Ton développement magistral me renvoie à cette image emblématique des chantiers urbains. Elle n'a certes rien à voir objectivement avec "la beauté tragique" du désert que tu décris si bien mais pourtant elle me transporte ailleurs. Devant ce mont, éphémère, (production humaine et vivante) mon inspiration déborde et je ne peux m'empêcher de sublimer ce désert urbain en un ailleurs inaccessible.

Je vais élargir mon territoire... et aller arpenter le vrai désert, celui de la "beauté tragique".En attendant je continuerais à sublimer mes perceptions quotidiennes.

" Ce que nous voyons n'est pas fait de ce que nous voyons mais de ce que nous sommes". (Fernando Pessoa)

                      Max Lerouge

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Commentaires
D
Merci Charp pour cet excellent commentaire. La distinction et l'analogie (optimisme/animal ; pessimisme/végétal ; tragique/minéral) que je propose ici ne sont en rien normatives ; il n'y a pas de "devoir être" ou d'exigences particulières. Je mets simplement en relation le rapport au tragique avec un type d'humeur, disons psychique. Sur un plan métaphysique je suis bien d'accord avec vous, l'humain est à la fois cet être atomique, végétatif et actif (animé); mais il me semble que la reconnaissance des trois dimensions ne peut s'accomplir qu'à partir de la plus simple, de la plus dépouillée, en suivant le mouvement continuel de destruction-construction de la nature. C'est d'ailleurs le mouvement suivi par tous les atomistes ; il ne s'agit pas de se laisser piéger par les illusions de la réification et du sens projeté sur les choses. Le complexe ne souffre pas sa propre disparition (Bichat, la vie est l'ensemble des forces qui résistent à la mort), l'élémentaire s'en fout, si j'ose dire.<br /> J'ai tenté de faire sentir ce rapport évident du tragique et de l'élémentaire dans mon carnet de déroute Tadrart (voir rubrique), cette expérience de méditation saharienne dont j'ai tenté de rendre compte sur ce blog. Je vous invite à la découvrir pour approfondir cette essentielle liaison (ainsi que le rapport entre la beauté, le mouvement et la tragique). Je me permets de mettre votre blog que je viens de découvrir, dans la liste de mes liens.
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C
Très beau texte, à relire. Mais déjà: nous partirons toujours de l'humain, et n'éviterons la "forclusion" que dans une forme d'ascèse de la conscience de soi par quoi nous atteignons à l'élémentaire: ascèse qui n'est pas isolement, mais refus de donner forme complexe et volontaire (animale) aux idées parcellaires qui nous hantent: laisser en soi souffler le vent du désert, laisser le sable abraser la pensée.<br /> Ceci dit, s'accomplir en tant qu'être humain, n'est-ce pas assumer ces trois états, et non un seul? Etre méditatif comme le désert, imaginatif comme la forêt, actif comme le prédateur? <br /> Il est d'ailleurs étrange de marier le tragique et l'élémentaire. L'élémentaire est d'autant plus tragique qu'il est perçu par le complexe.<br /> La beauté ne doit pas être perçue à partir d'un état, mais dans son mouvement de l'un à l'autre. la beauté sera élémentaire-complexe ou ne sera pas.. Merci.
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D
Merci, cher Pyrrhon, de rappeler que la beauté tragique se déploie aussi dans l'acte poétique, acte qui ne signifie pas mais qui glisse à la surface du réel et cueillir "ce pétale qui court au vent et cette soufrance diluée dans une coupe de vin"...
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P
J'apprécie fort cette triple image du minéral, du végétal et de l'animal. ce qui fait l'originalité des penseurs de l'originiare comme Démocrite Epicure et Lucrèce c'est la conviction inébranlable qu'il faut penser le minimum, et à parir du minimum : le minimum pensable c'est l'atome et le vide. Le minimum souhaitable c'est le plaisir. Le minimum sensible c'est le contact. "Non plus quam minimum"! rendre compte du plus complexe en partant du plus simple, en faisant jouer les variations infinies du clinamen, les petits écarts improbables et imprévisibles,mais parfaitement efficients. Un petit vent, et l'Amérique tremble! Mais qui, en ce monde du gaspillage et de l'obsolescence programmée pourrait faire du minimum une éthique du salut? Un petit à côté, hors des murs d'Athènes, et voici le jardin, ses fleurs, et ses amis philosophes conversant sur l'angle des atomes. Un petit écart, et la souffrance se dilue dans une coupe de vin, dans le sourire d'une hétaïre philosophe , et dans les paroles des amis, comme des brises à la surface des eaux. Tragique de la beauté vagabonde, un pétale qui court au vent... GK
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