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DEMOCRITE, atomiste dérouté
31 août 2007

Art et aphasie (2), réaction au commentaire de Charp

Suite au commentaire passionnant de Charp sur l'aphasie, je poursuis quelque peu mes investigations autour de la question du rapport entre art et philosophie.

- La notion de langage reste attachée, me semble-t-il, à la question du sens. Que serait un langage qui ne signifie pas où dont l'intention ne serait pas l'affirmation d'un sens ? Pour ce terme, je me situe dans la tradition des linguistes qui le définissent  comme un "système de signes distincts correspondant à des idées distinctes". (Benveniste, F.de Saussure) Par conséquent, tout langage affirme l'existence d'idées coordonnées (système). Penser l'art aphasique comme je le propose, nécessite d'en revenir à une acception anté-discursive, autrement dit "dégagée de l'idée" et de sa matrice, le langage. C'est vrai qu'il y a la poésie dont les mots constituent le matériau tout comme il y a la musique qu'on ne saurait réduire à un solfège sans l'anéantir définitivement. Peut-on faire de la poésie autre chose qu'un langage ? Je le crois. Les mots deviennent une matière sonore et mélodique, une puissance d'évocation qui ramènent l'idée à une "chose", dépoussiérée de son pendant idéaliste, à une forme traversée par la chair. Une telle "conception" de l'art poétique suppose, me semble-t-il, au préalable, une vision atomistique et matérialiste du Réel (matérialiste pris dans un sens non dogmatique), au sens où il y a des choses et non des objets, des inconnaissables capables de percuter un corps, une imaginaire, une sensibilité, de les traverser, de les modifier, de les détourner, de les dérouter. L'art devient création et accélération des chocs imprévisibles comme peut l'être la nature mobile et tourbillonnante. C'est pourquoi je rejoins sur ce point les analyses de Charp qui évoque également la "matière, l'écho, l'émotion" pour qualifier la pratique poétique. [A lire, l'excellent article très documenté sur le génie ].

-Quand je parle de dévoilement de l'être, je ne pense pas au sujet humain qui se découvrirait par et dans la création (ce qui n'est pas impossible, bien sûr). Ici, je prends l'Etre au sens métaphysique c'est-à-dire au sens d'une ontologie qui postule l'existence de réalités transcendantes, des essences dissimulées par le rideau des phénomènes. Pas de dévoilement de l'être donc car il n'y a qu'un monde, le monde des apparaîtres (Pyrrhon) et des simulacres dans une tradition démocritéenne, la nature faite de vie et de mort, de luttes et d'épreuves, de puissances et d'organes, de terre et de feu. Rien d'autre à espérer que ce réel-ci d'où s'originent l'acte poétique et la parole héraclitéenne, là où la jonction entre philosophie et art s'opère, à moins qu'il ne s'agisse de sagesse (mais Philopoiétique pourra sans doute nous éclairer sur ce point).

"L'art et la philosophie sont les couleurs extrêmes du spectre de la pensée, mais toutes les couleurs intermédiaires l'enrichissent. Elles ressortiront d'autant plus que l'arc entre les deux pôles opposés est tendu." (Commentaire de Charp sur art et aphasie). J'aime cette image d'un arc dont la tension est d'autant plus créatrice qu'elle est forte. L'idée d'une complémentarité et d'une lutte s'y dessinent, d'un mouvement et d'une vitalité irréductibles entre des tendances qui, prises isolément, ne sont que faiblement créatrices mais qui, en se rejoignant, rendent possible un lâcher-prise, un trait (au sens d'une flèche) capable de pourfendre l'illusion et de faire sentir la puissance et la fragilité du vivant. Si la philosophie ne marche que d'un pied, c'est qu'elle a misé pauvrement, depuis les traditions idéalistes, sur la raison et l'intelligible, c'est qu'elle a gravement condamné le corps, "cette prison de l'âme" dont parle l'auteur du Phédon (Platon). D'autres traditions, atomistes, cyniques, hédonistes, cyrénaïques ont mis en avant l'énergie affirmative du corps et de la nature. Spinoza, bien plus tard s'interrogera sur le pouvoir énigmatique du corps, "on ne sait pas ce que peut le corps" . Etre atomiste, c'est concevoir la pensée comme un agrégat (d'atomes et de vide) autrement dit, comme une forme subtile de matérialité qui n'échappe en rien au désordre de la nature (même si peut y régner un ordre provisoire). La pensée est un moyen de constitution d'un monde sur un mode perceptif comme la vue et l'ouïe le produisent mais dans une organisation spécifique. Le monde-vu, le monde-ouï, le monde-touché, le monde-goûté, le monde-senti et le monde-pensé sont des modalités du monde dont on a conscience et dont on construit une représentation complexe. Dés lors, le sujet ne se réduit pas à la pensée, comme le croyait Descartes. Il élabore un monde avec ses  six sens. Tous comptent mais tous ne sont pas "conscientisés" faute de légitimité non-partagée.

Il est difficile de concevoir la pensée comme la manifestation d'un sens parmi d'autres, notre sixième sens. Si tel est le cas (comme j'ai tendance à le croire) alors l'art et la philosophie ont à se pencher sur la totalité de l'homme comme corps vibrant, sentant, humant et respirant et sur la nature qui l'englobe et le constitue. Or, ce sens particulier, la pensée, dégénère dans notre occident et ce, paradoxalement, par excroissance. Elle nous rend décidément aveugle et insensible à nous-même et à la nature. Que le mille-pattes s'arrête, comme disent les Chinois, et s'interroge sur l'extraordinaire fluidité de son mouvement, sur sa faculté d'associer et de coordonner sans médiation sa cent vingt-huitième patte à sa cent-vingt-neuvième et le voilà désormais incapable de marcher, condamné qu'il devient, à penser son mouvement et à trébucher définitivement dans l'étroitesse de sa raison calculatrice !

Art et philosophie ne se rejoignent-ils pas dans le projet nietschéen : faire de sa vie une oeuvre d'art, être soi-même cette flèche singulière, flèche sans cible (sensible) et résolument affirmative qui traverse une portion d'espace et disparaît telle une étoile filante dans la nuit ? La question reste ouverte...et nous invite à des prolongements futurs...

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Commentaires
G
Quand je parle de l'oeuvre faite qui retombe dans la réification, je pense évidemment à un mauvais rapport à l'oeuvre, celui que je qualifie de fétichiste : l'oeuvre est pour ainsi dire figée dans un rapport d'admiration ou de respect aveugle, voir d'idolâtrie, ce qui la fossilise à jamais.(Réification). Le rapport juste et vivant est tout autre: l'oeuvre retrouve par le regard et l'intuition sa dimension temporelle, sa nature de processus évolutif en entrant dans une dynamique : le contemplateur ne se met pas face à mais il accepte d'entrer dans une temporalité vivante où la distinction du sujet et de l'objet n' a plus cours. alors nous sommes créateurs à notre tour. <br /> C'est pourquoi je me méfie de l'histoire de l'art et des critiques en général qui ont trop de choses à dire, hors-sujet! GK
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D
Je suis toute à fait d'accord avec le point de vue de Charp (une fois de plus) ; il n' s'agit pas de fixer quoi que ce soit ou d'inscrire la vie dans des principes esthétiques normalisants mais de déployer une conscience des points de rencontre qui esthétisent le regard, la sensibilité et le corps dans sa totalité. Alors la vie elle-même devient déploiement et oeuvre.<br /> J'ai davantage une réserve sur le commentaire de Guy<br /> "l'oeuvre fausse le point de vue et réintroduit la fixité d'un sujet et d'un objet" ; l'oeuvre n'a pas d'existence en-soi, elle n'est pas un ob-jet mais une relation, une mise à l'épreuve de la sensibilité et d'une modalité du faire. Son caractère interdépendant me semble aller de soi. L'oeuvre est processus et par conséquent inépuisable comme le concerto en sol de Ravel ou un poème de Li Po. La vie comme oeuvre d'art est d'abord conscience des processus vitaux, des éléments de transformation à "l'oeuvre" dans l'existence et dans le rapport toujours renouvelé au réel.
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G
On ne peut réfuter la poésie de Héraclite qui dit que les opposés sont liés dans une lutte amicale. Vivre c'est à la fois monter une pente et la descendre. Vivre et dé-vivre. Jamais d'achèvement, de point fixe, de résultat définitif et calculable, mais une ouverture qui a quelque chose d'affolant. L'art de même, sauf que l'oeuvre fausse le point de vue et réintroduit la fixité d'un sujet et d'un objet, une illusion d'éternité, de maîtrise et de perfection. Comment éviter le fétichisme? L'oeuvre n'est pas l'art, pas même son résultat, car dans le mouvement intemporel de la durée il n' y a jamais de résultat. "Vie-mort ; sommeil, veille ; guerre-paix : monter, descendre ... jamais d'arrêt au temps, ce qui est absolument fascinant! (et pour nous impensable!) Merci à tous deux! GK
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C
Je découvre un peu tard, mais tant mieux aussi, cet article et cet échange entre vous. Merci encore de cette attention porté à mes mots.<br /> Pour l'article, j'avoue avoir peu à dire, tant je suis totalement d'accord avec cette vision du langage et d'un matérialisme ouvert, et admiratif de la clarté du propos. J'aime assez cette vision de la pensée comme "6e sens", d'ailleurs, et qui ne prend "corps", précisément, que dans sa relation sensuelle, émotionnelle, avec le monde. <br /> Pour le dévoilement de l'être, le refus que je partage de toute référence à une réalité transcendante ne doit pas nécessairement nous ramener au sujet. Un peu trop complexe pour moi d'aller plus loin, là. Mais la question du "sujet", son statut dans l'art, est essentiel. Le "Je est un autre" de Rimbaud reste à explorer, hors de toute inscription métaphysique.<br /> La question de la vie "oeuvre d'art".... Question difficile. Mais qui justement nous ramène au statut du sujet. Je comprends parfaitement les réserves de Guy Karl. Si on prend l'art, l'oeuvre, et le sujet selon leur sens traditionnel, une telle injonction est irrecevable, car renvoyant à la "pose", à une mise en scène qui écarte du monde, qui freine la disponibilité à ce qui advient, à la vie même, en somme.<br /> <br /> Elle ne prend sens que si on a dégagé l'art de toute visée esthétisante, de toute soumission au sens, et à la volonté. <br /> <br /> Et là, je trouve essentielle tout ce que dit Démocrite dans sa réponse sur la nécessité intérieure qui fonde toute démarche poétique, et à laquelle il s'agit justement de ramener l'art. <br /> <br /> Il ne s'agit pas de soumettre la vie à l'art, mais de mettre à jour leurs communications les plus secrètes. Avec pour conséquence, au contraire de toute éthique normative, une éthique de la sensibilité, de l'écoute du monde et de soi, tendue vers la beauté, non pas préétablie, mais née des rencontres entre le monde et soi, et du désir d'atteindre à une certaine harmonie, une certaine cohérence.<br /> <br /> Echapper par là au dilemme entre passivité et volonté, entre le laisser-vivre et la prise en main. Par là, prendre conscience et vivre la plasticité du monde et du sujet.<br /> <br /> Je crois que c'est là le sens premier de faire de la vie une "oeuvre d'art": que le monde et le sujet ne soit pas des "donnés" qu'il faut par la suite accorder tant bien que mal, mais des matières premières offertes à la créativité de la vie.<br /> A la différence de l'art proprement dit, où se distingue l'artiste et l'oeuvre, la vie est à la fois les deux termes. L'erreur, dans cette formulation, serait de croire que c'est le sujet qui est le créateur.<br /> Bon, tout cela, si essentiel, n'est ici qu'esquissé. Merci encore d'avancer sur cette voie qui m'est chère.
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G
Il y a malentendu. Quand je parle de "vivre tout court" mon intention n'est nullement de rabattre la vie sur le biologique ou la répétition, mais d'écarter, dans un formule abrupte, tout recours à l'idéologie du sens, y compris de ce qui peut devenir une religion de l'art. La vie se suffit à elle-même, et la référence à l'oeuvre me semble discutable. Les oeuvres restent quelquefois, mais l'existence en tant que vie et conscience individuelle ne reste jamais. Là est le ressort tragique. Et pourquoi, après tout, devrions-nous rester? GK
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D
Merci pour ta "réserve de vieux singe qui désapprend" et qui grimace peut-être un peu pour l'occasion. Je vois personnellement dans cette formulation (faire de sa cvie une oeuvre d'art) une incitation affirmative, une sorte d'énoncé performatif qui tisse un lien inattendu entre éthique et art sur le mode d'une implication ou d'un mode d'investissement décisif. De même qu'il existe de l'art-thérapie, il y a dans la pratique artistique la construction d'une posture qui peut soutenir toute la structure psychique de l'homme et constituer une expression de l'être-au-monde, un mode existentiel irréductible dont la valeur et la portée éthique ne sont pas qu'anecdotiques.<br /> D'où provient seulement l'exigence poétique si ce n'est d'une nécessité intérieure, d'une impérieuse tension qui pousse à l'élaboration et s'enracine dans les tréfonds de la biographie et de l'histoire ? Peut-on seulement soustraire l'acte d'écriture, de peinture, ou le geste musical au corps et à la vitalité qui l'ont produit ? Je ne crois pas. Transformer sa vie par l'art et lui donner une sensibilité spécifique, un regard qui saisit autre chose que la convention sociale opèrent à des niveaux qui ne sont pas qu'extérieurs et secondaires. Je ne vois pas dans cette formulation (faire de sa vie une oeuvre d'art) une prescription, un mot d'ordre ou une morale déguisée, d'abord parce que l'acte créatif ne s'impose pas et que l'art lui-même suppose jusque dans sa maîtrise, ce lâcher-prise qui fait l'écart par où s'engouffre une combinaison nouvelle ou un décalage heureux. Pas de prescription et surtout pas de morale ou de moralisation qui serait, du reste, stérile dans ce domaine. Par contre, que l'art ait quelque chose à voir avec l'éthique, je le pense et c'est bien là le sens de ce "faire", sorte d'exigence ou de "labeur" qui par la patiente élaboration et la lente construction d'un corps peut faire surgir une vie ressourcée et continuellement transformée par sa puissance d'agir.<br /> "J'ai moins l'ambition de bien vivre que de vivre tout court" dis-tu, mais en quoi "vivre tout court" peut-il conduire quelqu'un à l'écriture ?
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G
je partageais longtemps cette éthique du "faire de sa vie une oeuvre d'art" mais je n'y crois plus du tout. Ce qui est vrai c'est le mouvement d'évolution, et c'est cela qui fait le prix de la vie. Mais la référence à l'art se doit d'être tout à fait indirecte, et nullement prescriptive. La formule sonne un peu directivement comme une transposition des injonctions morales. Le mieux est de moins penser la vie, de faire sauter les catégories référentielles, et de vivre - comme on peut. J'ai moins l'ambition de bien vivre que de vivre tout court, du moins tant que la vie présente un intérêt suffisant. Je deviens de plus en plus modeste sur ce chapitre et me méfie définitivement des mots d'ordre. J'espère que ces remarques ne blesseront personne, car ce n'est pas là mon intention. Simple réserve de vieux singe qui désapprend à faire des grimaces...GK
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