Art et aphasie (2), réaction au commentaire de Charp
Suite au commentaire passionnant de Charp sur l'aphasie, je poursuis quelque peu mes investigations autour de la question du rapport entre art et philosophie.
- La notion de langage reste attachée, me semble-t-il, à la question du sens. Que serait un langage qui ne signifie pas où dont l'intention ne serait pas l'affirmation d'un sens ? Pour ce terme, je me situe dans la tradition des linguistes qui le définissent comme un "système de signes distincts correspondant à des idées distinctes". (Benveniste, F.de Saussure) Par conséquent, tout langage affirme l'existence d'idées coordonnées (système). Penser l'art aphasique comme je le propose, nécessite d'en revenir à une acception anté-discursive, autrement dit "dégagée de l'idée" et de sa matrice, le langage. C'est vrai qu'il y a la poésie dont les mots constituent le matériau tout comme il y a la musique qu'on ne saurait réduire à un solfège sans l'anéantir définitivement. Peut-on faire de la poésie autre chose qu'un langage ? Je le crois. Les mots deviennent une matière sonore et mélodique, une puissance d'évocation qui ramènent l'idée à une "chose", dépoussiérée de son pendant idéaliste, à une forme traversée par la chair. Une telle "conception" de l'art poétique suppose, me semble-t-il, au préalable, une vision atomistique et matérialiste du Réel (matérialiste pris dans un sens non dogmatique), au sens où il y a des choses et non des objets, des inconnaissables capables de percuter un corps, une imaginaire, une sensibilité, de les traverser, de les modifier, de les détourner, de les dérouter. L'art devient création et accélération des chocs imprévisibles comme peut l'être la nature mobile et tourbillonnante. C'est pourquoi je rejoins sur ce point les analyses de Charp qui évoque également la "matière, l'écho, l'émotion" pour qualifier la pratique poétique. [A lire, l'excellent article très documenté sur le génie ].
-Quand je parle de dévoilement de l'être, je ne pense pas au sujet humain qui se découvrirait par et dans la création (ce qui n'est pas impossible, bien sûr). Ici, je prends l'Etre au sens métaphysique c'est-à-dire au sens d'une ontologie qui postule l'existence de réalités transcendantes, des essences dissimulées par le rideau des phénomènes. Pas de dévoilement de l'être donc car il n'y a qu'un monde, le monde des apparaîtres (Pyrrhon) et des simulacres dans une tradition démocritéenne, la nature faite de vie et de mort, de luttes et d'épreuves, de puissances et d'organes, de terre et de feu. Rien d'autre à espérer que ce réel-ci d'où s'originent l'acte poétique et la parole héraclitéenne, là où la jonction entre philosophie et art s'opère, à moins qu'il ne s'agisse de sagesse (mais Philopoiétique pourra sans doute nous éclairer sur ce point).
"L'art et la philosophie sont les couleurs extrêmes du spectre de la pensée, mais toutes les couleurs intermédiaires l'enrichissent. Elles ressortiront d'autant plus que l'arc entre les deux pôles opposés est tendu." (Commentaire de Charp sur art et aphasie). J'aime cette image d'un arc dont la tension est d'autant plus créatrice qu'elle est forte. L'idée d'une complémentarité et d'une lutte s'y dessinent, d'un mouvement et d'une vitalité irréductibles entre des tendances qui, prises isolément, ne sont que faiblement créatrices mais qui, en se rejoignant, rendent possible un lâcher-prise, un trait (au sens d'une flèche) capable de pourfendre l'illusion et de faire sentir la puissance et la fragilité du vivant. Si la philosophie ne marche que d'un pied, c'est qu'elle a misé pauvrement, depuis les traditions idéalistes, sur la raison et l'intelligible, c'est qu'elle a gravement condamné le corps, "cette prison de l'âme" dont parle l'auteur du Phédon (Platon). D'autres traditions, atomistes, cyniques, hédonistes, cyrénaïques ont mis en avant l'énergie affirmative du corps et de la nature. Spinoza, bien plus tard s'interrogera sur le pouvoir énigmatique du corps, "on ne sait pas ce que peut le corps" . Etre atomiste, c'est concevoir la pensée comme un agrégat (d'atomes et de vide) autrement dit, comme une forme subtile de matérialité qui n'échappe en rien au désordre de la nature (même si peut y régner un ordre provisoire). La pensée est un moyen de constitution d'un monde sur un mode perceptif comme la vue et l'ouïe le produisent mais dans une organisation spécifique. Le monde-vu, le monde-ouï, le monde-touché, le monde-goûté, le monde-senti et le monde-pensé sont des modalités du monde dont on a conscience et dont on construit une représentation complexe. Dés lors, le sujet ne se réduit pas à la pensée, comme le croyait Descartes. Il élabore un monde avec ses six sens. Tous comptent mais tous ne sont pas "conscientisés" faute de légitimité non-partagée.
Il est difficile de concevoir la pensée comme la manifestation d'un sens parmi d'autres, notre sixième sens. Si tel est le cas (comme j'ai tendance à le croire) alors l'art et la philosophie ont à se pencher sur la totalité de l'homme comme corps vibrant, sentant, humant et respirant et sur la nature qui l'englobe et le constitue. Or, ce sens particulier, la pensée, dégénère dans notre occident et ce, paradoxalement, par excroissance. Elle nous rend décidément aveugle et insensible à nous-même et à la nature. Que le mille-pattes s'arrête, comme disent les Chinois, et s'interroge sur l'extraordinaire fluidité de son mouvement, sur sa faculté d'associer et de coordonner sans médiation sa cent vingt-huitième patte à sa cent-vingt-neuvième et le voilà désormais incapable de marcher, condamné qu'il devient, à penser son mouvement et à trébucher définitivement dans l'étroitesse de sa raison calculatrice !
Art et philosophie ne se rejoignent-ils pas dans le projet nietschéen : faire de sa vie une oeuvre d'art, être soi-même cette flèche singulière, flèche sans cible (sensible) et résolument affirmative qui traverse une portion d'espace et disparaît telle une étoile filante dans la nuit ? La question reste ouverte...et nous invite à des prolongements futurs...