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DEMOCRITE, atomiste dérouté
13 septembre 2007

Le prix de la rentrée

Reprise du journal d'un prof de philo :

La rentrée est toujours un événement majeur dans la vie d'un professeur. Il a beau avoir une longue expérience, une pratique rodée, se profilent à cette occasion le risque majeur et décisif d'une rencontre ratée, avortée, d'une mise en route catastrophique, d'un départ qui tourne au vinaigre. C'est qu'il ne s'agit pas de manquer son entrée car les premières minutes sont essentielles et peuvent déterminer le climat et les conditions d'une année entière. Ce risque, tous, nous l'anticipons, nous le pressentons. Il se traduit par l'angoisse ou le visage crispé que tous les collègues cherchent plus ou moins à dissimuler avant le moment fatidique. Certains sont dans un état d'extrême concentration, d'autres jouent la fausse décontraction, d'autres encore font comme s'ils avaient eu cours la veille, comme si les vacances d'été n'avaient pas eu lieu. Mais tous, quelle que soit leur manière singulière d'envisager la chose sont travaillés par une sourde appréhension.

Seuls les professeurs savent ce qui est véritablement en jeu dans ces rendez-vous étrangement décidés par le grand-Autre c'est-à-dire l'administration et l'Etat. Car soyons clairs, ce rendez-vous, le professeur ne l'a pas pris, les élèves non plus. Rendez-vous conçus, construits et planifiés par d'autres, nous avons rendez-vous mais nous ne nous sommes pas choisis et nous n'avons pas pris rendez-vous comme je me plais à le dire à mes élèves en ce début d'année. Curieuse, cette rencontre qui ne dépend guère du désir des uns et des autres et dont la structure formelle s'impose autant aux professionnels qu'à ceux qui viennent à l'école en ayant trop souvent le sentiment de la subir. Le professeur sait ou sent plus ou moins confusément que cette rencontre avec une classe et des élèves repose sur un artifice institutionnel, sur un jeu de rôles dans lequel il faut se glisser pour en adopter le scénario et faire la partie attendue, pour ne pas dire exigée (contraintes du programme, évaluations, punitions, cours, motivations etc.). .

L'instant même de la rencontre témoigne de la fragilité de l'humain. Le professeur fait face à trente visages qui ne se privent pas de le dévisager, de l'ausculter, d'évaluer sa gestuelle, ses mimiques, la tonalité de sa voix, sa présence, son degré de conviction, son autorité potentielle, sa force d'âme, sa compétence et sa fermeté. Ce face à face premier est toujours inédit, imprévisible, radicalement neuf et insolite. Tout semble possible, une extrême liberté pointe, la rencontre sera ce que nous en ferons mais aussi ce que toute la classe en fera. Chaque adulte sent que ces élèves ne sont pas que des fonctions, que des matricules ; leur puissance est-elle assoupie, leur corps est-il assagi ? Pourquoi sont-ils seulement venus à ce rendez-vous ? Pourquoi acceptent-ils la somme de contraintes considérables que le système scolaire leur inflige ? Leur énergie groupale pourrait sans difficulté se retourner contre le représentant de cette institution, pourrait refuser d'obéir et même dans un acte de violence collective ou de rébellion sauvage passer le prof par la fenêtre. Que peut son corps contre la puissance physique et psychique de trente personnes ? Ils pourraient aussi le nier, ne pas le regarder, le mépriser dans un rictus ostensible et moqueur, user d'une totale ironie pour le défaire et le ramener à sa maigre condition d'homme, organiquement faible, le vider de ses accoutrements institutionnels. L'adulte, représentant de l'institution, compte sur le pouvoir magique de cette force invisible et souterraine qui circule entre nous et nous situe dans nos rôles respectifs. Le pouvoir de la fonction nous précède, il nous habilite à entrer en scène mais ne nous épargne en rien l'essentielle implication qui rendra le rendez-vous supportable ou catastrophique.

Difficile pour quelqu'un d'exterieur de se représenter l'intensité de pareille situation et son caractère potentiellement explosif. C'est que l'enseignant se trouve dans une position absolument unique. Son métier est le seul, à ma connaissance, qui consiste à le placer dans une pièce close avec 25, 30, 35 voire 40 personnes lui faisant face et qui n'ont pas nécessairement le désir d'être là (c'est le moins qu'on puisse dire), qui n'ont pas a priori de goût pour la discipline qu'il va enseigner, mais qu'il doit néanmoins contenir, encadrer et conduire vers la compréhension et la construction d'un savoir et qu'il doit évaluer de surcroît. Cette situation invraisemblable, sans témoin, sans soutien, sans auxiliaire, sans partage, se déployant dans la plus totale solitude, se répète au moins dix-huit fois dans la semaine. Car une fois entré en scène, il n'est plus possible de se dérober, de fuir, de ne pas voir ou de ne pas être vu, le prof  est au centre mais un centre dont le coût psychique et nerveux reste incalculable tant la densité de ces moments est forte. C'est que la séquence devra durer 55 minutes. 55 minutes de joie, d'étonnements partagés ou de déroutes ; 55 minutes de possibilités toujours imprévisibles et inconnues ; 55 minutes d'un investissement sans précédent qui fait du professeur un acteur d'un genre très particulier, acteur dont la peau et la tête sont, à l'évidence, mises à prix. Et ce prix, ce sont toujours les élèves qui le fixent !

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Commentaires
O
Je suis de tout coeur avec vous, l'acteur principal d'une pièce où le public n'a pas payé sa place pour écouter autre chose que des contes de fées devient de plus en plus difficile!!
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B
beau portrait.... je m'y retrouve tout à fait
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