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DEMOCRITE, atomiste dérouté
23 octobre 2007

L'étonnement philosophique, le chien et la pensée

Je suis heureux dans ma pratique lorsque je peux lire sur le visage des élèves ce qui ressemble à l'étonnement philosophique, cette sorte d'ébranlement intérieur, de secousse ou de dérive qui déclenchent presque immédiatement une réaction.

L'étonnement depuis Platon, Aristote et surtout avec Schopenhauer constitue le point de départ de l'attitude philosophique, sorte de hapax existentiel qui, dans l'expérience d'un choc s'accompagne d'un changement de niveau ou d'une prise de conscience soudaine d'enjeux qui se révèlent incontournables et qui désorientent notre pensée tout en la stimulant. Je n'ai pas la prétention de produire pareilles expériences dans mes cours mais je sens la force et la modification que peuvent produire les raisonnements sur les représentations ou les stéréotypes qui habitent l'esprit des personnes qui sont en face de moi. L'étonnement philosophique met à mal la résistance au changement et le refus d'envisager en profondeur les conséquences d'une théorie ou d'une définition élaborée. En fait, le cours se heurte contamment à la puissance de l'illusion qui tend à se maintenir coûte que coûte y compris contre le bon sens.

Pour exemple, chaque année je rencontre la représentation collective et enfantine de l'animal. L'animal qui se réduit dans l'esprit des élèves au chien, au chat, au domestique doit avoir un langage puisqu'on lui parle et qu'ils se reniflent entre eux. L'animal doit avoir un esprit, des sentiments, des idées puisqu'ils semblent comprendre quand on leur donne des ordres et qu'en plus ils obéissent...parfois. Bref, comment faire pour se défaire de ce qu'on appelle l'anthropomorphisme, cette tendance spontanée de la conscience à humaniser tout ce qui n'est pas humain, à projeter sur les autres éléments de la nature son propre fonctionnement mental ? Il y a là beaucoup de difficultés et baucoup de résistance ! La difficulté tient entre autre choses à des angoisses archaïques que véhicule l'idée d'étrangeté absolue du réel. Auguste Comte a admirablement montré combien notre esprit, d'abord enfantin, investit le monde de représentations magiques, moyen formidable de réduire cette étrangeté, de supprimer l'opacité du réel, de refouler cette inquiétude liée à cette indifférence absolue de la nature à l'égard de l'homme. Si l'animal pense, s'il a un esprit comme le mien, c'est qu'il me ressemble, c'est que je peux me reconnaître en lui, dans sa familiarité apparente. L'anthropomorphisme est un état confusionnel qui entretient l'illusion d'un moi fusionnant avec les choses, tel le petit enfant faisant parler ses poupées pour surmonter l'angoisse de la séparation. Refuser la pensée à l'animal provoque des réactions d'irritation comme si on cherchait immédiatement à dévaluer la nature, à la mépriser. Il est difficile de penser le respect dans l'acceptation de la différence ontologique.

Je leur lance : Pouvez-vous seulement laisser l'animal être ce qu'il est ? De le voir, de l'observer dans ses comportements les plus incroyables, les plus diversifiés, les plus inventifs sans vous y projeter vous avec votre propre monde, votre intelligence et  vos représentations ? Vous voulez que l'animal pense mais qu'est-ce que la pensée ? Commencez par la définir et voyons si on peut l'observer dans le monde animal.

A la sentimentalité spontanée, la philosophie oppose l'effort conceptuel, le travail de la pensée dans l'objectivation de ses propres représentations. La définition est le moyen, la vérité le but, entendons par-là le fait de ne pas se raconter d'histoires, de ne pas céder aux caprices de nos désirs ou de l'imagination.

Il est d'ailleurs curieux de voir combien aujourd'hui le chien mordant, agressif, violent, combien le chien prédateur envahit nos médias de ses crocs indomptables et de ses morsures récurrentes. Cette fixation compulsive sur l'animal a de quoi surprendre comme s'il y avait là une sorte de scandale délirant du chien français : un chien râleur, intempestif, cynique et transgressif, trop latin pour être contenu dans les bornes de la docilité et de la bienséance ! Ce chien, c'est à n'en pas douter le français lui-même, hargneux et revanchard capable de mordre n'importe qui et n'importe quoi, de s'en prendre au p'tit vieux et aux bébés qui n'ont rien demandé à personne ! Oui, nous nous projetons dans l'animal domestique comme pour éprouver notre image et notre caractère. C'est qu'on oublie que le chien est un animal de meute, un prédateur à l'instinct de chasseur et que sa réactivité ne passe pas par des processus de symbolisation ou de médiatisation.

Voir en l'animal un animal, non pas un objet, non pas le reflet de soi, est la chose la plus difficile qui soit pour l'homme dont la propre animalité pose problème. Entre le monde des choses et le monde humain, il y a une posture à inventer. Le mérite du cours de philosophie est qu'il donne l'occasion de faire un arrêt quand l'étonnement se lit sur les visages et qu'il s'incarne dans une question.

A suivre

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Commentaires
S
Bonjours<br /> <br /> Il me semble juste qu'on ne peut pas considérer que les animaux agissent par simple instinct, et qu'il faut donc leur accorder une forme d'intelligence. <br /> <br /> A Descartes j'opposerai donc Montaigne:<br /> "Par ainsi, le renard, dequoy se servent les habitans de la thrace quand il veulent entreprendre de passer par dessus la glace quelque riviere gelée et le lâchent devant eux pour cet effect, quand nous le verrions au bord de l'eau approcher son oreille bien pres de la glace, pour sentir s'il orra d'une longue ou d'une voisine distance bruyre l'eau courant au dessoubs, et selon qu'il trouve par là qu'il y a plus ou moins d'espesseur en la glace, se reculer ou s'avancer, n'aurions nous pas raison de juger qu'il luy passe par la teste ce mesme discours qu'il feroit en la nostre et que c'est une ratiocination et consequence tirée du sens naturel: Ce qui fait bruit, se remue; ce qui se remue n'est pas gélé; ce qui n'est pas gelé, est liquide, et ce qui est liquide, plie soubs le fait?" (Les Essais, II xii édition Villey, page 460)<br /> <br /> Quand je parlais de "pure immédiateté" je voulais surtout parler d'instinct, je n'ai pas été très précise dans la définition.... par contre en ce qui concerne l'immédiateté du sage ou l'ataraxie ce sont des idées qui me paraissent assez illusoires, à la limite on peut avoir envie de les rechercher mais il ne me semble pas qu'on puisse atteindre un tel degré de plénitude...<br /> <br /> Ensuite, il est vrai que l'homme est un animal un peu différent, il est sans doute pourvus d'une imagination plus grande que celle des autres espèces; néanmoins le sentimentalisme de tes élèves me semble justifié dans le sens où la machinerie décrite par Descartes heurte notre expérience quotidienne, les animaux sont beaucoup plus complexes que cela. Nous avons sans doute de grandes tendances à l'anthropomorphisme, mais on ne peut pas pour autant nier toute forme d'intelligence ou de sentiments aux animaux, sous prétexte d'agir objectivement, scientifiquement, comme si ce n'était pas la conscience humaine qui produisait cette interprétation. Je n'irais pas jusqu'à dire que les animaux fonctionnent de la même façon que nous, mais de là à dire qu'ils sont entièrement autres...
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D
Merci Spinoziste pour cette intervention dont je partage les vues. Tout le problème de la discussion est lié à la définition : "pure immédiateté", entendons ici une présence au monde qui ne passe pas par le médium du signe ; pas de corruption donc et pas de dévoiement, immédiateté de l'instinct, oui avec cependant une réserve liée au caractère potentiellement plastique de l'instinct à mesure qu'on "s'élève" dans l'échelle zoologique. L'instinct de l'abeille est bien plus pur (car peu ou pas entâché par l'expérience) que l'instinct du félin capable d'apprentissage relatif.<br /> J'aime cette idée de l'immédiateté du sage capable de retrouver dans l'expérience a-phasique un contact dépouillé et tranquille (euthymie)avec la mobilité universelle du réel. Une réserve cependant liée à l'absence de tendance ou de pulsion ; l'éveillé est un homme, il n'échappe pas à ce titre à sa propre réalité physiologique. L'ataraxie du sage n'est pas l'absence de pulsions (le sage serait-il encore un homme ?) mais harmonisation et redéploiement de l'énergie dans une coincidence avec le réel.
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S
"Le mérite du cours de philosophie est qu'il donne l'occasion de faire un arrêt quand l'étonnement se lit sur les visages et qu'il s'incarne dans une question."<br /> <br /> voila qui résume, selon moi, toute la beauté et surtout l'importance de l'instruction philosophie au moins de ce coté ci du monde, coté matérialiste ... <br /> Induire un peu d'interrogation et de doute dans l'esprit de nos futurs "adultes" quand les médias , l'industrie, la politique, leurs fournissent ces flots de certitudes qui nous feraient presque croire que l'univers, le vivant et l'humanité évoluent depuis des millions d'années dans le seul but de vendre des Renault, de concrétiser le royaume de la consommation et de l'inconscience ... en voila des belles morsures pour les descendants des cyniques<br /> <br /> A propos des animaux, pour prolonger l'idée de sansnom, ils sont à mon avis encore dans l'immédiateté, mais pas dans la "pure" effectivement ... Il s'agit d'une immédiateté de l'instinct ... La pure immédiateté existe, elle est basée sur les mêmes valeurs de naïveté, d'insouciance, de non-pensée, mais elle est également vide d'instincts, de pulsions, de tendances .... c'est l'immédiateté du sage, de l'éveillé, du béat ...<br /> Toute la quête inconsciente de l'humanité justement ...
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D
Merci sansnom numéro1 pour ton intervention. Il s'agit d'abord de savoir de quoi on parle. Je n'ai jamais dit que les animaux étaient tels qu'ils sont définis par Descartes. Je t'invite à lire mon article sur Descartes, je m'exprime là-dessus et rappelle l'absurdité de la position mécaniste. De plus, l'apprentissage d'un chien reste dépendant de conditionnements liés à un mode spécifique de satisfaction des besoins. Le chien dressé pour trouver des truffes ne mangent pas les truffes. S'il les cherche, c'est uniquement parce qu'on a conditionné un rapport entre la truffe et la nourriture. Une association a été construite par le dressage, association qui disparait si la récomprense disparait. Ce n'est pas de la pensée au sens d'une production symbolique mais un conditionnement lié à l'utilisation de la mémoire perceptive de l'animal. Bergson a bien montré le fonctionnement de la mémoire chez l'animal domestique. Son souvenir reste enfermé dans la perception alors que chez l'homme qui partage cette faculté peut aussi se souvenir quand il le veut et à partir d'éléments symboliquement organisés. Il y a là une différence considérable, non pas de nature mais de degré. L'animal réagit au signal, l'homme réagit au signe. Le dressage animal n'a par conséquent rien à voir avec l'éducation du petit d'homme. Chercher à identifier ces processus d'apprentissage reste une projection anthropomorphique.
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S
Bonjours Démocrite... sans vouloir sombrer dans l'anthropomorphisme il me semble que l'animal est plus que la mécanique qu'a décrit Descartes, et donc tes élèves n'aurait pas totalement tord en leur accordant la pensée. Je ne pense pas qu'ils pensent de la même façon que l'homme cependant ont peut voir dans leur comportement quelques traces d'un apprentissage, par exemple ses "chiens enragés" qui ressemblent tant aux Français ont souvent été maltraités,et c'est pourquoi on parle de "dressage", les animaux (en tout cas les animaux domestiques) ne sont pas dans la pure immédiateté.
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