L'étonnement philosophique, le chien et la pensée
Je suis heureux dans ma pratique lorsque je peux lire sur le visage des élèves ce qui ressemble à l'étonnement philosophique, cette sorte d'ébranlement intérieur, de secousse ou de dérive qui déclenchent presque immédiatement une réaction.
L'étonnement depuis Platon, Aristote et surtout avec Schopenhauer constitue le point de départ de l'attitude philosophique, sorte de hapax existentiel qui, dans l'expérience d'un choc s'accompagne d'un changement de niveau ou d'une prise de conscience soudaine d'enjeux qui se révèlent incontournables et qui désorientent notre pensée tout en la stimulant. Je n'ai pas la prétention de produire pareilles expériences dans mes cours mais je sens la force et la modification que peuvent produire les raisonnements sur les représentations ou les stéréotypes qui habitent l'esprit des personnes qui sont en face de moi. L'étonnement philosophique met à mal la résistance au changement et le refus d'envisager en profondeur les conséquences d'une théorie ou d'une définition élaborée. En fait, le cours se heurte contamment à la puissance de l'illusion qui tend à se maintenir coûte que coûte y compris contre le bon sens.
Pour exemple, chaque année je rencontre la représentation collective et enfantine de l'animal. L'animal qui se réduit dans l'esprit des élèves au chien, au chat, au domestique doit avoir un langage puisqu'on lui parle et qu'ils se reniflent entre eux. L'animal doit avoir un esprit, des sentiments, des idées puisqu'ils semblent comprendre quand on leur donne des ordres et qu'en plus ils obéissent...parfois. Bref, comment faire pour se défaire de ce qu'on appelle l'anthropomorphisme, cette tendance spontanée de la conscience à humaniser tout ce qui n'est pas humain, à projeter sur les autres éléments de la nature son propre fonctionnement mental ? Il y a là beaucoup de difficultés et baucoup de résistance ! La difficulté tient entre autre choses à des angoisses archaïques que véhicule l'idée d'étrangeté absolue du réel. Auguste Comte a admirablement montré combien notre esprit, d'abord enfantin, investit le monde de représentations magiques, moyen formidable de réduire cette étrangeté, de supprimer l'opacité du réel, de refouler cette inquiétude liée à cette indifférence absolue de la nature à l'égard de l'homme. Si l'animal pense, s'il a un esprit comme le mien, c'est qu'il me ressemble, c'est que je peux me reconnaître en lui, dans sa familiarité apparente. L'anthropomorphisme est un état confusionnel qui entretient l'illusion d'un moi fusionnant avec les choses, tel le petit enfant faisant parler ses poupées pour surmonter l'angoisse de la séparation. Refuser la pensée à l'animal provoque des réactions d'irritation comme si on cherchait immédiatement à dévaluer la nature, à la mépriser. Il est difficile de penser le respect dans l'acceptation de la différence ontologique.
Je leur lance : Pouvez-vous seulement laisser l'animal être ce qu'il est ? De le voir, de l'observer dans ses comportements les plus incroyables, les plus diversifiés, les plus inventifs sans vous y projeter vous avec votre propre monde, votre intelligence et vos représentations ? Vous voulez que l'animal pense mais qu'est-ce que la pensée ? Commencez par la définir et voyons si on peut l'observer dans le monde animal.
A la sentimentalité spontanée, la philosophie oppose l'effort conceptuel, le travail de la pensée dans l'objectivation de ses propres représentations. La définition est le moyen, la vérité le but, entendons par-là le fait de ne pas se raconter d'histoires, de ne pas céder aux caprices de nos désirs ou de l'imagination.
Il est d'ailleurs curieux de voir combien aujourd'hui le chien mordant, agressif, violent, combien le chien prédateur envahit nos médias de ses crocs indomptables et de ses morsures récurrentes. Cette fixation compulsive sur l'animal a de quoi surprendre comme s'il y avait là une sorte de scandale délirant du chien français : un chien râleur, intempestif, cynique et transgressif, trop latin pour être contenu dans les bornes de la docilité et de la bienséance ! Ce chien, c'est à n'en pas douter le français lui-même, hargneux et revanchard capable de mordre n'importe qui et n'importe quoi, de s'en prendre au p'tit vieux et aux bébés qui n'ont rien demandé à personne ! Oui, nous nous projetons dans l'animal domestique comme pour éprouver notre image et notre caractère. C'est qu'on oublie que le chien est un animal de meute, un prédateur à l'instinct de chasseur et que sa réactivité ne passe pas par des processus de symbolisation ou de médiatisation.
Voir en l'animal un animal, non pas un objet, non pas le reflet de soi, est la chose la plus difficile qui soit pour l'homme dont la propre animalité pose problème. Entre le monde des choses et le monde humain, il y a une posture à inventer. Le mérite du cours de philosophie est qu'il donne l'occasion de faire un arrêt quand l'étonnement se lit sur les visages et qu'il s'incarne dans une question.
A suivre