Question de norme, question de pathologie
J'aborde, en fin de semaine dernière, avec ma classe (L et ES) les conséquences de la découverte de l'inconscient par Freud sur le plan des représentations et en particulier celles du normal et du pathologique. J'ai tenté de montrer que la construction d'une théorie de l'inconscient met à mal l'opinion selon laquelle la folie ou les comportements délirants témoigneraient d'une nature autre, d'un glissement vers une dé-raison qui priverait le malade de son humanité et ferait de cet individu un être hors de toute raison, de toute logique et de toute norme. Cette image classique de la folie, entendue comme aliénation (le fait de devenir autre selon le verbe alienare en latin) laisse penser que le fou, le malade mental c'est toujours l'autre, celui qui ne me ressemble pas et qu'on peut isoler et enfermer car il a quitté le monde des humains.
Or, avec cette découverte et cette modélisation par Freud des trois instances psychiques dans la seconde topique (moi, ça et surmoi), la souffrance mentale manifeste non plus un changement de nature mais un changement de degré dans l'économie des pulsions fondamentales et du rapport qu'entretient le sujet avec la réalité. Par conséquent, nul n'est plus à l'abri. Nul ne peut se prévaloir d'une santé psychique ou d'une normalité infaillible. D'ailleurs, le propre du délirant est qu'il structure son discours autour de normes invariables, indépassables, normes qui s'imposent à son organisation psychique au point de produire le comportement le plus normé qui soit. Le fou ou délirant est, dans une certaine mesure, l'être hypernormal, incarnant jusqu'à l'absurde l'exigence implacable de la norme sociale ou familiale.
Normal et pathologique : Georges Canguilhem nous a éclairés là-dessus, c'est même le titre d'un de ses ouvrages. La pathologie a donc quelque chose à voir avec la fixation à la norme et non avec l'absence de norme comme on avait avantageusement tendance à le croire auparavant. Dés lors, il convient de redéfinir le normal non pas comme le fait de reproduire mécaniquement des normes apprises ou héritées mais d'inventer et de s'adapter à des exigences externes dans le but d'assurer l'équilibre interne. Mais cet effort ne se produit pas sans mal. Le normal est capacité d'invention, d'adaptation et de construction de nouvelles normes pour faire face à tous les changements qui peuvent affecter notre corps et notre esprit. Par conséquent normal ne signifie jamais rivé à une norme mais aptitude de détour et de modification, intelligence et construction de nouveaux moyens, confrontation avec la réalité et changement interne : on comprendra pourquoi le normal qui assure la santé d'un organisme comme d'un esprit suppose constamment de faire effort pour persévérer dans son être, tout en se modifiant, tout en changeant des normes antérieures devenues inadaptées et à l'originine de souffrances récurrentes.
"La santé, écrit Canguilhem, c'est le luxe de pouvoir tomber malade et de s'en relever". La santé est affirmative et dynamique. Ce qui est normal, c'est que l'organisme et l'activité mentale se relèvent et construisent des moyens d'adaptation comme la fabrique d'anticorps nous permet de résister au virus et à l'invasion d'éléments pathogènes externes. Et lorsque le corps est hésitant ou affaibli, on le vaccine pour stimuler l'usine à anticorps en lui injectant, de façon infinitésimale le virus. Pathologie et normalité cohabitent par conséquent dans un équilibre des plus précaires. Ce qui vaut sur le plan organique vaut-il sur le plan psychique ?
Mon analyse se poursuit afin d'examiner les critères de la santé psychique exposés par Freud. L'inventeur de la psychanalyse moderne pose que celle-ci s'exprime dans la capacité d'aimer et de travailler. J'annonce aux élèves que cette formulation a donné lieu à un sujet du baccalauréat sur lequel les candidats ont dû plancher pendant quatre heures le jour de l'épreuve. Et là, j'entends un immense soupir quasi collectif, sorte de souffle incontrôlable et immédiat émanant du groupe sous la forme d'une réactivité brute. Soupir qui parle à sa manière, qui dénonce dans sa régurgitation aérienne la folie d’une telle question adressée à des élèves de terminales habitués à apprendre l’économie mondiale, les rapports nord-sud, la seconde guerre mondiale, le calcul des probabilités etc. Mais aborder ces thèmes est aberrant, c’est tellement improbable et inhabituel. C’est tellement abstrait ? Argument difficile à tenir.
Je formule le sujet bravement, tel qu'il a été livré aux candidats de la session 1983.
Selon Freud, la santé est la capacité d'aimer et de travailler, qu'en pensez-vous ?
Les élèves finissent par traduire leur soupir : nous n'en pensons rien ; que pourrions-nous penser là-dessus pendant quatre heures ?
Chaque lecture de sujet de philosophie produit ce type d'effet, mais ce qui est ici intéressant, c'est que cette question s'inscrit dans un développement dont la cohérence et les enjeux ont été déployés les heures précédentes. Le soupir est l'expérience du plein, du trop plein, de l'hypernorme évoquée plus haut que l’on expulse. Le plein est la posture institutionnelle qui place l'élève dans une position d'apprentissage rentable. Le savoir comble mais ne contente pas car il ne s'articule à un problème que pour le prof qui tente d'en faire sentir l'enjeu. Là, dans l'interrogation, l'apparente plénitude des éléments accumulés dévoile sa vacuité et l'esprit son angoisse face à l'effort d'adaptation exigé par la discipline philosophique. Il faut s'emparer de cette question, la faire sienne, non pas une question privée et autocentrée, mais une question qui me concerne en tant que je suis un être humain qui n'échappe ni au problème de la santé ni à celui de l'amour et du travail.
Je leur lance : "Mais quoi ! Aimer et travailler, ça ne vous concerne pas ? Qui peut ouvertement se déclarer indifférent à la vie affective, aux relations amoureuses, et au monde du travail ? N'est-ce pas aussi une de vos motivations ; l'école, le diplôme, le travail ? Et qui ne fait pas ou n'a pas fait l'expérience de l'échec amoureux ou d'une relation souvent étroite entre amour et souffrance ?"
Je leur lance à nouveau : "Vous étonnez-vous d'être interrogés sur les quotas imposés par l'OMC dans les échanges internationaux en matière de production céréalière ? Cela vous fait-il pousser de hauts cris ou des soupirs de détresse ? Non, c'est technique mais c'est étranger... vous pouvez dormir tranquille."
Ici, c'est différent car la philosophie a ceci de particulier qu'elle implique nécessairement ceux qui s'y confrontent. La question philosophique est inséparable de l'esprit qui la pose et qui doit se la poser à lui-même pour construire un développement. Voilà pourquoi elle déroute. Voilà pourquoi elle embarque la pensée dans une aventure, dans une recherche qui fait courir le risque de l'errance, du silence et de l'illusion dévoilée. Ce qui est normal philosophiquement vient titiller dans l'espace même du cours et de la représentation de l'élève sa normopathie (la pathologie scolaire), celle que lui impose quinze années de lourds contenus tournés vers le savoir rentable et l'oubli de soi, l'oubli de ses propres questions.
Qu'est-ce qui est demandé aux élèves sinon de répliquer sur le mode d'un psittacisme pathétique des contenus standardisés. "Parler, c'est parler d'autre chose" écrivait je ne sais plus quel philosophe. Ici, ce n'est plus guère possible car la parole ne peut naître que de l'étonnement initial qui fait la vie et la santé de l'âme.
Après cette petite provocation de ma part, les questions se sont mises à fuser, comment concilier la santé et la vie amoureuse ? Comment surmonter les conflits archaïques qui empoisonnent nos relations affectives ? A quelles conditions l'amour peut-il être un signe de santé ? J'entends une élève qui s'exclame, "c'est vraiment bien, ce cours !"
Sitôt que les questions peuvent prendre leur place dans l'espace et le temps scolaire alors une nouvelle dynamique s'engage. Une certaine santé scolaire retrouvée nous encourage, nous propulse et nous invite à nous remercier mutuellement à la fin de l'heure.
A méditer, ce petit texte de Michel Tozzi (a notamment écrit Penser par soi-même, initiation à la philosophie aux éditions chroniques sociales)
« Pourquoi ne voir dans l’enfant que celui qui répond par l’opinion et le préjugé, et non celui qui questionne sur le sens ? A ne pas prendre au mot ses questions, dans leur contenu conceptuel et pas seulement dans leur affect, à différer scolairement leur prise en compte, on prive l’enfant d’une culture du questionnement, on condamne l’école à une culture de la réponse. Et l’on s’étonne alors qu’en terminale ce soit le professeur qui doive poser à l’élève les questions philosophiques, comme si c’était ses questions à lui, et non aussi celles des élèves, alors qu’en primaire ce sont les élèves, dès qu’on leur laisse un espace de parole et que l’on écoute, qui posent des questions à l’enseignant … N’est-ce pas l’école, qui en refermant trop tôt la question, n’arrive plus à la réouvrir ? Qui crée elle-même, comme disent les didacticiens, le problème de la « dévolution de la question aux élèves » ? Alors que c’est cette culture du questionnement qui va structurer pour toute une scolarité un rapport à la fois positif et non dogmatique au savoir, puisque le savoir n’a de sens que comme réponse à des questions que l’on se pose ».