Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
DEMOCRITE, atomiste dérouté
14 novembre 2007

De la galère

En ces temps troublés par des conflits sociaux, je "m'étonne", une fois de plus, du discours mené tambours-battants par les journalistes et la subtile rhétorique qu'ils empruntent décidément au pouvoir politique. Que n'entendons-nous constamment les médias faire leurs choux-gras avec la grève de ce jour depuis une bonne semaine et annoncer systématiquement la "galère" des usagers et la paralysie voire les risques de fermeture des entreprises qui comptent sur les services publics de transport pour assurer leurs livraisons. Que cela puisse être vrai est évidemment possible. Par contre, que des journalistes se transforment en vaticinateur, en prophète de la  galère collective me laisse perplexe sur le rôle qu'ils s'attribuent pour l'occasion.

Cette nouvelle capacité d'anticipation articulée au choix des mots n'est pas anodine. La galère est la métaphore et le symbole de "la punition aux travaux forcés" qui concernent ici tous ceux qui font justement le choix d'aller travailler et non ceux qui, constatant la dégradation annoncée comme inéluctable de leurs conditions de travail, de leur contrat et des engagements historiques de l'Etat en la matière, se mettent à perdre des jours de salaire en protestant contre le traitement subi ! Etrange renversement s'il en est car la punition aux travaux forcés ne vaut dans l'esprit des journalistes (comme des politiques) que pour ceux qui travaillent ce jour et qui ont accepté le recul de leur propre droit à la retraite et l'allongement forcé de la durée du travail. De quelle galère faut-il parler ? Les autres résistent encore et utilisent pour ce faire, un des rares droits qui subsistent, le droit de grève, jugé pour l'occasion irresponsable par nos gouvernants ("chacun doit prendre ses responsabilités" martèle le gouvernement car certes la grève est constitutionnelle mais on n'a pas le droit d'empêcher les autres de se rendre sur leur lieu de travail, prenez vos responsabilités !"). Ce discours totalement contradictoire est contenu et même stimulé dans et par la métaphore de la galère. Car "la grève va être dure" proclame le gouvernement en promettant la tempête et l'enfer de la durée aux usagers, manière de dire : "voyez ce qu'ils vont vous faire subir , ces égoïstes, ces privilégiés!".

L'autre aspect de la métaphore concerne le renversement des rôles qui attribue aux gaziers, électriciens, cheminots etc celui de méchants esclavagistes prenant en otage grâce à leur immense pouvoir la totalité des salariés français. Logique implacable qui permet de prendre le peuple à témoin en le renforçant dans sa position de victime. La victime réelle (celle qui voit ses droits historiques remis en cause) devient ainsi le persécuteur d'une victime fabriquée pour l'occasion (mais victime il a 2 ans et plus, à l'occasion des autres réformes des retraites, du recul de ses propres droits) qui est devenue entre temps responsable et honnête, travailleuse et docile jusqu'à revendiquer, paraît-il, dans sa morne ( et lâche ?) acceptation une "équité" imaginaire constamment confondue avec une "égalité" des droits.

D'autre part, le fait d'annoncer la galère des usagers fait du journaliste le porte-parole d'un état anticipé, n'ayant pas encore eu lieu mais prévu donc selon cette logique,  avéré ! Cette manière d'appréhender la réalité sociale transforme le journaliste, non pas en analyste de l'actualité mais en devin, en sorcier, en astrologue et en illusionniste. A moins qu'il s'agisse d'un moyen subtil de fabriquer l'opinion publique en rencontrant son exaspération supposée, en l'incarnant et même en la devançant dans un discours permettant d'opérer magiquement une immédiate identification du sentiment et de l'état de l'usager à une galère objective et fatale, censée aller de soi ! Bref, annoncer la galère c'est évidemment y souscrire et y participer en élaborant le sentiment d'être pris en otage par des manifestants qui décidément abusent de leur élémentaire liberté. En clair, les médias participent de la formation d'un front anti-grève en nommant ce qui n'a pas encore eu lieu ! Position embarquée, si j'ose dire, position qui sert des intérêts qu'il n'est guère besoin de nommer.

Cette collusion entre le journaliste des grands médias télévisuels et radiophoniques et le pouvoir politique est dans le choix des mots mais aussi dans le traitement et la construction de l'information (voir l'incroyable florilège relevé par acrimed ) :  Qu'on songe à  France Info toujours prompte à ramener la grève à un mouvement canin, strictement réactif et stupide sous l'appellation récurrente de "grogne".

La galère s'incarne toujours dans le micro-trottoir qui la justifie avant même l'analyse des enjeux véritables toujours passés sous silence et des situations réelles des salariés visés par les réformes. La galère contamine d'emblée le débat et la compréhension en  soumettant la pensée au règne des passions collectives que le discours médiatique utilise dans des stratégies de discrédit manifeste et d'exaspération programmée.

A ce titre, le sort réservé à la "grogne étudiante" est parlant. Radio France (France Inter et Info) s'est empressée de reprendre la terminologie gouvernementale pour qualifier le mouvement étudiant baptisé pour l'occasion, mouvement "politique" puis de "mouvement d'extrême gauche", comme si c'était là le signe d'une disqualification immédiate, alors qu'il va de soi que la réforme des universités qui promet la participation des entreprises privées au financement des programmes de recherche n'est pas de nature... politique. Sans doute la politique est-elle le seul fait des spécialistes et des gouvernements, non des étudiants politisés, c'est-à-dire manipulés par des corporatismes illégitimes. Là encore, la mise en avant systématique des étudiants anti-blocage, la position de victimes (étudiants scandalisés pour n'avoir pas accès aux cours !) que les médias construisent et entretiennent s'inscrivent dans une logique de convergences d'intérêts médiatico-politiques à peine camouflés.

Quoiqu'il en soit, la galère française n'empêchera ni nos députés de profiter de leur nouvelle (et honteuse !) rétribution que les décrets parus discrètement cet été ont avantageusement modifié (voir les articles du Canard enchaîné), ni notre président de jouir de son augmentation de 204% sur le yacht de ses amis milliardaires, quelle galère !

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Newsletter
Derniers commentaires
Publicité