Le réalisme destructeur de droite
A n'en pas douter, nous avons toutes les peines du monde à percevoir la caducité de nos modèles économiques et l'aveuglement qui a guidé et qui guide encore le capitalisme et son corollaire extensif, le libéralisme. Nous avons cru en l'existence des ressources infinies. Nous avons cru en la possibilité d'une exploitation sans limite de la planète et en une potentielle capitalisation de la richesse sur un mode lui aussi indéfini. Le réel frappe à notre porte pour nous rappeler la condition sphérique de la Terre et par conséquent, de l'homme embarqué sur un navire aux moyens et aux possibilités limités. Personne n'imaginerait préparer un bateau pour une longue traversée en le chargeant indéfiniment. Les lois physiques de la flottaison chères à Archimède et les conditions de possiblité du transport auraient vite raison de notre appétit et de nos désirs. La frugalité s'imposerait à tous. Le calcul raisonnable et une étude précise de ce qui peut entrer (pêche, escales etc.) sur le mode de la production et ce qui va irréversiblement sortir sur le mode de la consommation feraient partie intégrante de la feuille de route pour assurer l'équilibre et la pérennité du voyage. "Calcul des plaisir et des désirs" dirait Epicure dans la perspective d'une éthique de la santé, c'est-à-dire d'une " véritable éco-nomie" au sens noble du terme.
Or, tout ce passe comme si l'embarcation était à l'image de l'univers, infinie et infiniment renouvelable. Qu'avons-nous appris des grandes découvertes astronomiques ? Qu'avons-nous appris de la biologie, des théories de l'évolution, de la génétique et de l'étude des équilibres écologiques ? Rien manifestement ! La Terre n'est décidément pas sphérique, les espèces ne sont pas interdépendantes, les ressources du sous-sol sont illimitées et la dégradation de la matière radioactive est instantanée ! Le capitalisme mondial poursuit sa quête effrénée de richesses sans le moindre souci du gaspillage et de l'épuisement. Son mot d'ordre est celui de la consommation ! Il faut consommer pour relancer la demande et produire plus ! Tel est le projet fou de nos publicitaires, de nos entreprises et de nos politiques faisant du "réalisme" de la croissance les conditions nécessaires à la production de richesses. Et sur ce plan, gauche et droite sont entièrement d'accords. Pas l'ombre d'une mésentente, de l'extrême gauche à l'extrême droite, nul ne remet en question le principe de la croissance économique.
Mais sur ce terrain-là, il ne fait aucun doute que la droite est bien plus réaliste que la gauche, c'est-à-dire, bien plus lucide. Car les droites ont depuis toujours compris qu'il n'y en avait pas pour tout le monde et que le partage des richesses relevait de l'utopie et du délire. Et sur ce point, il paraît difficile de leur donner tort. Qui ignore encore que si chaque terrien consommait comme un américain moyen des USA, il faudrait l'équivalent de neuf planètes Terre pour assurer la consommation de tous (et trois si on prend pour étalon la consommation moyenne des français) ? Qui ignore aujourd'hui que dans les sociétés les plus libérales qui soient, les sociétés anglo-saxonnes, les plus grandes richesses côtoient les plus grandes pauvretés et que les écarts ne cessent de se renforcer ? Il n'y en a pas pour tout le monde ! Ce principe est ancré depuis toujours aux Etats-Unis et M.Tatcher s'était chargée de l'inscrire dans le corps social britannique avec la brutalité qu'on sait, mais avec une réelle efficacité économique pour les grands groupes industriels et bancaires.
Le capitalisme mondial crée cet étrange équilibre "réaliste" sur le plan de la globalité en ce qu'il permet à une minorité de jouir des biens planétaires qu'à la seule condition qu'une majorité soit exclue du jeu de la croissance. A cette condition seulement, les équilibres seront-ils conservés. Encore une fois, il n'y en a pas pour tous ! La morale de la droite pourrait, non sans un certain cynisme, revendiquer froidement cette logique en se basant sur des arguments planétaires ou planéthiques, pour reprendre le vocable de Guy Karl (cf Philo-poiétique). Il est absurde de produire cet argument d'une consommation des riches étendue à toute l'humanité ! Aucun système libéral n'envisage sérieusement l'idée d'une répartition égale de la richesse à partir du critère le plus haut. C'est ridicule et absurde sur le plan planétaire. Le capitalisme mondial a besoin de ses pauvres, de ses exclus, de son Afrique, de ses chômeurs et de ses dettes pour permettre au marché de conquérir de nouveaux marchés qui serviront à enrichir quelques-uns et à entretenir l'illusion pour les autres d'un enrichissement ultérieur. Cet équilibre économique ne vaut que dans la nécessaire fabrique d'un déséquilibre social et dans le désaveu systématique de toute morale humanitaire et égalitariste.
En ce sens, la gauche qui cherche à adoucir l'inégalité et prônant une répartition équitable des richesses doit d'abord éventrer le mythe de la croissance sans quoi son argumentaire ne peut que se dissoudre dans une réalité planétaire qui lui conteste cette possibilité. Aucun de nos dirigeants, situés à gauche de l'échiquer politique, n'envisage sérieusement une remise en question de la croissance. Pourtant, la croissance pour tous et à l'infini marquerait l'effondrement et la ruine du modèle dont nos politiques ne cessent de se gargariser en précipitant l'épuisement des ressources. De ce fait, le "réalisme" politique semble se situer paradoxalement à droite, dans ce renforcement lui aussi illimité des inégalités, renforcement exigé par l'appauvrissement des denrées et des énergies.