Amitié philosophique
Il m'est arrivé tout récemment une expérience de prof que je ne suis pas prêt d'oublier, ce genre de moments qui fertilisent le sens même de la pratique et la relation que nous cherchons à construire avec nos élèves, nos sujets-élèves.
Il y a peu, j'ai mené avec ma terminale littéraire une réflexion dense sur le sens de la philosophie dans son rapport toujours problématique avec la vérité, le bonheur et l'éthique. Dans cette dernière partie, j'ai montré que l'éthique épicurienne prend tout son sens dans une culture de l'amitié vouée à l'exercice philosophique sans concession (il ne s'agit pas de se raconter des histoires ni de se flatter mais d'être habités par l'exigence mutuelle de vérité).
Après de longs développements et de nombreuses interventions de mes élèves, le cours s'achève et je m'apprête à quitter la salle. Un élève vient me trouver pour poursuivre la discussion, ce que nous faisons en déambulant dans les nombreuses allées du lycée. Il m'explique alors que la découverte de la philosophie constitue, pour lui, un événement extraordinaire car il peut "enfin mettre des mots sur des pensées confuses". Il me dit qu'il a le sentiment que la philosophie l'éclaire et l'aide à vivre. Si je me réjouis de l'impact de la discipline philosophique, j'attire aussi son attention sur la nécessité de construire des raisonnements plus rigoureux et un rapport à la langue plus structuré et précis (il a des difficultés de maîtrise de la langue assez importantes et des lacunes).
Il me confie alors que plus il réfléchit, lit, rencontre les auteurs, plus il a l'envie pressante d'en parler à ses ami(e)s. De multiples questions germent dans sa tête, questions qu'ils lancent à ses camarades les plus proches. Il me raconte qu'il découvre combien ses interrogations fâchent, dérangent, cassent les pieds des autres qui finissent par le railler, le taxer d'intello. Il se rend compte qu'il est pour ainsi dire contraint de cesser de discuter avec ceux et celles qu'il croyait être ses ami(e)s.
Je lui fais remarquer que philosopher, c'est souvent découvrir qu'on est seul, seul face à ses étonnements et ses ébranlements intérieurs, seul face à ceux qui fuient la mise en abîme des certitudes. J'ajoute qu'on peut aussi mesurer la qualité de nos liens à la dose d'incertitudes et de questions que l'on peut affronter ensemble dans la relation. L'ami véritable, si rare, cet ami qui n'est pas le copain, refusera toute complaisance en produisant l'écart qui modifie et enrichit mutuellement la rencontre. Il y a dans l'amitié le risque permanent de la fracture. J'observe que ce que nous évoquons ne fait qu'illustrer ce que nous venons d'étudier avec Epicure.
Il me dit alors avec une certaine retenue mais en me regardant droit dans les yeux : " Puisque je peux parler avec vous de ces problèmes et puisque nous philosophons, donc... vous êtes comme ... un ami ?"
"Oui, lui ai-je répondu étonné, au sens d'Epicure, en effet, je suis votre ami, et vous êtes le mien."
Nous nous sommes quittés ce jour-là, en nous serrant la main dans la cour du lycée.