Intelligence animale, intelligence humaine
Comme je ne souhaite pas produire de trop longues argumentations dans les commentaires d'articles, je propose ici l'intervention de sansnom°1 réagissant à l'article L'étonnement philosophique, le chien et la pensée et ma réponse qui devient l'occasion d'une clarification au sujet de l'intelligence animale:
"Il me semble juste qu'on ne peut pas considérer que les animaux agissent par simple instinct, et qu'il faut donc leur accorder une forme d'intelligence.
A Descartes j'opposerai donc Montaigne:
"Par ainsi, le renard, dequoy se servent les habitans de la thrace quand il veulent entreprendre de passer par dessus la glace quelque riviere gelée et le lâchent devant eux pour cet effect, quand nous le verrions au bord de l'eau approcher son oreille bien pres de la glace, pour sentir s'il orra d'une longue ou d'une voisine distance bruyre l'eau courant au dessoubs, et selon qu'il trouve par là qu'il y a plus ou moins d'espesseur en la glace, se reculer ou s'avancer, n'aurions nous pas raison de juger qu'il luy passe par la teste ce mesme discours qu'il feroit en la nostre et que c'est une ratiocination et consequence tirée du sens naturel: Ce qui fait bruit, se remue; ce qui se remue n'est pas gélé; ce qui n'est pas gelé, est liquide, et ce qui est liquide, plie soubs le fait?" (Les Essais, II xii édition Villey, page 460)
Quand je parlais de "pure immédiateté" je voulais surtout parler d'instinct, je n'ai pas été très précise dans la définition.... par contre en ce qui concerne l'immédiateté du sage ou l'ataraxie ce sont des idées qui me paraissent assez illusoires, à la limite on peut avoir envie de les rechercher mais il ne me semble pas qu'on puisse atteindre un tel degré de plénitude...
Ensuite, il est vrai que l'homme est un animal un peu différent, il est sans doute pourvus d'une imagination plus grande que celle des autres espèces; néanmoins le sentimentalisme de tes élèves me semble justifié dans le sens où la machinerie décrite par Descartes heurte notre expérience quotidienne, les animaux sont beaucoup plus complexes que cela. Nous avons sans doute de grandes tendances à l'anthropomorphisme, mais on ne peut pas pour autant nier toute forme d'intelligence ou de sentiments aux animaux, sous prétexte d'agir objectivement, scientifiquement, comme si ce n'était pas la conscience humaine qui produisait cette interprétation. Je n'irais pas jusqu'à dire que les animaux fonctionnent de la même façon que nous, mais de là à dire qu'ils sont entièrement autres..."
La position cartésienne, je l'ai déjà développé par ailleurs, est absurde en ce qu'elle nie le fait de la souffrance animale ; en ce qu'elle réduit le corps à un assemblage mécanique. Jamais une mécanique ne sera en mesure de procéder à de l'autoréparation (cicatrisation) ou de la reproduction [Kant déjà pointait cette difficulté propre au mécanisme] quoiqu'avec l'informatique, certains programmes sont susceptibles de s'autoréparer. Je répète que je ne soutiens en rien la position cartésienne qui n'est absolument plus tenable.
Cela dit, vouloir à tout prix ramener l'intelligence animale à la production d'idées ou de pensées abstraites n'est pas plus tenable. Les bonobos et les chimpanzés sont capables d'apprentissage symbolique et de reconnaissance de symboles mais en nombre très limité et dans des conditions de fortes contraintes imposées par les hommes (scientifiques), contraintes qu'ils ne rencontreront jamais dans la nature (identifier des mots par exemple ou des images sur un tableau). Le développement symbolique du chimpanzé n'excède pas celui d'un enfant de deux ans ! Voyez le chemin indéfini que parcourt l'homme entre l'âge de deux ans et l'âge adulte !
Cette autre tendance qui consiste à vouloir faire en sorte que le singe pense et parle comme l'homme me paraît aussi absurde que la première en ce qu'elle est, dans son soubassement, réactive ou pour le dire autrement, aussi simpliste que celle qu'elle cherche à dénoncer (l'inintelligence animale). Faites parler l'animal et vous ne verrez plus sa singularité. Dans les deux cas, deux préjugés : nier l'animal ou le ramener à l'homme pour ne pas le déconsidérer ! Je note que les élèves de terminale oscillent constamment entre ces deux positions (ou l'animal est bête ou il a une pensée comme l'homme !)
Il existe pourtant une troisième voie, non réactive celle-là, qui, tout en considérant l'homme avec ses spécificités ( la rationalité, la création et l'intelligence technique) peut constater l'incroyable diversité des processus de création de la vie animale ; création repérable à l'échelle de l'espèce, non à celle des individus (ce qui reste globalement une possibilité humaine). Entendons par là que l'individu par sa conduite révèle le comportement de son espèce selon la position hiérarchique qu'il occupe. En ce sens, il est un type et non une singularité. Cette troisième voie ne hiérarchise plus et ne produit plus de différence de nature entre l'homme et les autres espèces mais ne se raconte pas d'histoires non plus. Que l'homme soit l'espèce du système symbolique (langage) est indiscutable. Voilà une propriété spécifiquement humaine. Cela ne doit pas nous autoriser à dire de l'animal qu'il est privé de tout sentiment ou d'intelligence. Feuerbach usait de l'expression "sentiment de soi" pour désigner le rapport que l'animal entretient avec ses propres perceptions. L'animal se sent vivre et s'oriente dans sa vie à partir de la multiplicité des éléments sensoriels qu'il est en mesure de repérer et d'identifier. Edgar Morin n'hésite pas à user de la notion de "sujet" pour parler de l'individu-animal entendant par là une faculté de ramener des percepts à un principe (de vie), mais un principe qui ne peut pas se définir comme une subjectivité consciente potentiellement d'elle-même. L'animal est "sujet" de sa perception, il perçoit mais ce "il" reste englobé dans une perception qui l'absorbe tout entier et qui s'accompagne de stratégies de défense, de séduction, de protection etc.
Tu parles d'intelligence ; encore faut-il la définir et voilà qui fait problème. Si on pose l'intelligence comme étant l'ensemble des aptitudes qui permettent à un individu de s'adapter activement à des situations complexes ou à un environnement variable, on observera alors que les hommes ont une plasticité remarquable et bien supérieure aux autres espèces lesquelles se sont à ce point spécialisées qu'elles ont besoin d'un temps assez long pour produire une adaptation. [On trouve des fourmis dans tous les milieux mais ce ne sont pas les mêmes espèces).
Si on définit l'intelligence comme la faculté de faire des liens (lier des idées entre elles), il est très difficile voire impossible de l'attribuer de façon générale aux animaux puisque leur production symbolique est soit inexistante soit très pauvre. S'il s'agit, en revanche de lier des perceptions entre elles, alors la plupart des espèces sont dotées d'outils très efficaces mais dépendants de signaux (stimuli) servant à déclencher une conduite. On parlerait ici d'intelligence performante mais assez figée en ce qu'elle assure la pérennité de l'espèce (on retrouve le niveau précédent) avec une mobilité assez limitée. Les perceptions supposent une forme de décodage (d'analyse comme le suggère Montaigne ?) ramené à un principe perceptif ou instinctif ; (ce "sentiment de soi" dont parle Feuerbach ou ce "sujet" évoqué par Morin).
Enfin, si on définit l'intelligence comme l'ensemble des moyens inventés par l'espèce pour garantir sa survie dans un milieu globalement stable, alors, les hommes ne sont en rien plus intelligents que les chauves-souris et leur système ultra-sons d'une exceptionnelle précision, que les araignées capables de copier l'empreinte chimique des fourmis pour les dévorer tranquillement au coeur de la fourmilière, des chats et autres lions qui voient 6 fois mieux que l'homme la nuit, des chiens qui sentent jusqu'à 50 fois mieux que l'homme, et même des acacias de Tanzanie capables d'alerter leurs congénères en produisant des éléments chimiques aéroportés en cas d'agression de l'arbre par une gazelle de Thompson. Une fois le message reçu, voilà nos acacias aptes à fabriquer un poison qui intoxique toutes les gazelles qui auraient le mauvais goût de s'en prendre à leurs feuilles. Et que dire des aigles et des faucons pélerins capables de repérer une proie à 3 kms ou des ours polaires sentant un cadavre à près de 10 km à la ronde et des vautours fauves possédant le système digestif le plus perfectionné au monde, produisant des acides dissolvant les éléments les plus corrompus par la vermine ? Bref, l'intelligence du vivant est partout et une source extraordinaire d'émerveillement et de complexité. Pour parvenir à la reconnaissance de cette intelligence, il paraît indispensable de surmonter les préjugés qui font obstacle à une compréhension de la créativité de la nature.
Si on prend un peu de hauteur, on observera que cette intelligence ne se déploie que dans la direction du vouloir-vivre c'est-à-dire de la survie. Et voilà ce qui fait problème. C'est qu'au fond l'intelligence soit au service d'une fin aveugle et insignifiante, celle qui pousse les individus à tout faire pour satisfaire l'exigence de l'espèce, autrement dit, la reproduction. Tel est le destin de la nature vivante qui s'accomplit par le sacrifice de l'individu, absorbé tout entier dans cette implacable volonté. Schopenhauer a tout dit là-dessus. L'intelligence humaine ne fait pas exception même si elle semble arracher l'homme à la nature. Les circonvolutions symboliques et théoriques, les efforts techniques, les développements scientifiques pour prolonger la vie, ne font que l'y ramener d'une manière ou d'une autre avec la conscience pénible de l'insignifiance de sa propre existence. C'est pourquoi nous partageons en réalité le destin des animaux, de nos frères-animaux, même si nos stratégies de détour qu'on appelle intelligence ou "raison" ne font que produire du divertissement pour oublier notre condition. Il faudra alors s'interroger sur la valeur de cette intelligence. Si le but de la pensée consiste à se parer du voile de Maya pour fuir par tous les moyens la situation tragique que nous partageons avec l'ensemble des êtres vivants, ne sommes-nous pas alors les premières victimes de cette intelligence ? Une intelligence capable de nous mener à la désolation et à la souffrance morale, mùais que vaut -elle ? Ne faudrait-il pas préférer, comme Niestzsche le suggère, ce bonheur tranquille de l'animal qui oublie à mesure qu'il vit, qui en oublie jusqu'à sa propre mort ? Hélas, nous autres, en sommes-nous vraiment capables ?