Déphilosopher
« Pouvez-vous seulement comprendre que philosopher authentiquement c’est désapprendre la philosophie ! »
Voilà l’insupportable leçon du philosophe appliqué. Vous avez cru et vous croyez toujours en la vérité, en ce réalisme de la valeur qui s’incarne dans l’Idée , dans toutes les formes de l’idéal, de l’éducation à la politique, de la science à la religion, de la métaphysique à la communication, du progrès et des choses sacrées. Vous vous êtes imaginés que le philosophe renseignerait la vérité, lui attribuerait un contenu constitutif et objectif comme on remplit un flacon qui préexiste à son breuvage, comme on résout un problème géométrique par la démonstration. Vous avez cru qu’il donnerait à ce monde de bassesses et de vanités « un ordre élevé », « une dignité », que son programme « éthique » participerait d’une voie à suivre sous l’autorité d’une raison cardinale, fondatrice des petites et grandes vertus. N’est-ce pas là le signe premier de la pathologie, non pas l’idée qui n’en est que le symptôme mais la motivation cachée et néanmoins bruyante qui désanime la pensée en la rigidifiant sur l’autel des ridicules idoles de l’humain ?
La maladie première de l’homme, son appétit morbide de fixités et de normes pour la conduite d’une vie cadavérique et aseptisée est l’affirmation d’un idéal. L’idéal est l’envers de la vie, sa triste fossilisation dans l’esprit. L’homme de la certitude est bourré d’arrière-pensées et d’éléments nécrosés. Il croit en la vérité comme en la vie parce qu’il est tout entier absorbé par l’angoisse du devenir, par l’insécurité convertie en sécurité. Sa posture est l’imposture dédoublée dans le besoin toujours continué de sens et de direction. La vérité importe peu ! Que voulez-vous donc sauver ? De quoi avez-vous donc peur ?
Il m’est impossible de ne pas pressentir sous le nom de « philosophe » le plus minuscule de nos affabulateurs, le plus réservé de nos intrigants, ce produit social qui couvre et recouvre l’urgent besoin d’être soutenu dans et grâce à la sphère des Idées, ces idées qui ne manquent jamais de produire le bruit nécessaire à l’oubli, à la paralysie de la pensée "heureusement" et dramatiquement saturée. La société a besoin de philosophes, comme on a besoin d'anxiolytiques et de caches-misère. Ils sont les productions savantes de l'imaginaire inquiet, d'une conscience qui, tout en se saisissant elle-même, s'arrache à la vie et devient "idée". Mais sont surtout convoqués sur la grande scène publique, les idéologues majeurs, ceux qui ne se satisfont pas du bruit mineur de la philosophie suspectée sous cape de rationalité obsolète. Ceux-là aiment le vacarme, le hurlement des micros et des caméras ! Ils ajoutent à la cacophonie de l'existence leur normopathie discursive et leurs mots d'ordre. Tous ceux-là sont les pauvres d'esprit de la philosophie. Ils n'échappent pourtant pas à son projet, la grande fabrique de l'ordre au milieu du chaos ! Ils vivent et s'émeuvent dans le même monde, ces économistes de l'improbable, ces politiques de la décadence et du travail aliéné, ces financiers de la croissance stérile, ces fascinés de la pétrification et ces philosophes de la raison salvatrice !
Philosopher ne sauve pas et abandonne l’existence à son ultime condition. « Dé-philosopher » devrais-je dire, défaire, dérouter, dériver, délivrer, délier ! Celui qui accepte cette dé-saisie, celui-là déphilosophera en vérité contre l’imposture de la vérité ! Il fera taire le philosophe comme le tonnerre recouvre tous les discours en frappant l’esprit de surdité. Soyez sourds mes Frères ! Cessez d’entendre pour retrouver cette mélodie élémentaire de la dé-raison enveloppée dans les puissances du réel. Clinamen - de natura rerum !
Voilà ce qu’est vivre en vérité ; c’est sentir le poids du corps tourné vers l’abîme, entre le feu et l’air, le vent et la tempête, la santé et la maladie qui ne sont qu’une seule et même chose. La seule vérité de l’existence est sa tension idiosyncratique entre les deux pôles du vivre et du mourir. Cette tension est œuvre ou désoeuvrement, œuvre ruinée, désoeuvrée et déjà moribonde, oeuvre magnifiée dans son impermanence même, oeuvre sublime et défaite tout à la fois, entièrement affirmée jusque dans sa capitulation ! Voilà ce qu'est vivre en vérité - déphilosopher- un trait de création provisoire et flamboyant dans les ténèbres du cosmos !