Rétrospective : de la dialectique professionnelle I
Voilà désormais quinze ans que j'enseigne la philosophie ! Quinze années de pratique et 2300 élèves formés à cette étrange discipline. Ma conception de l'enseignement ne s'est pas fondamentalement modifiée (entendons ici le sens de l'intervention qui est la mienne dans mon métier et dont j'ai souvent parlé dans ce journal) mais mon regard sur la place et la signification de cet enseignement dans le système scolaire, ce regard là, a subi de profondes mutations dans une trajectoire étonnamment dialectique, presque hegelienne : affirmation, négation et dépassement ou pour le dire autrement, thèse, antithèse, synthèse.
Ce mouvement n'est pas lié directement à des mutations extérieures, qui, si elles existent en effet, n'affectent que secondairement la signification dont je vais parler. Ce mouvement est d'abord le fait de l'expérience et de la rencontre intersubjective, faire face à des lycéens qui ne sont déjà plus tout à fait les mêmes aujourd'hui qu'hier, ensuite à l'analyse d'un monstre froid, invisible et pourtant omniprésent, le cadre et le fonctionnement institutionnel qui détermine la trajectoire des uns et des autres (l'ensemble des acteurs du système) mais aussi leurs diverses manières de sentir, de penser et d'agir, comme dirait Durkheim. Ces conditions ont constitué les éléments de déplacement de ma représentation, mon clinamen professionnel dans une dynamique interne, souvent intériorisée que je tente néanmoins d'observer du dehors, à la manière de l'observation participante des ethnologues, tout à la fois sujet et objet de leurs élaborations, de leurs études.
Introduction : Je n'ai jamais voulu enseigner ni devenir professeur ! Tel est le point de départ, tout sauf retourner à l'école ! Je me suis lancé dans l'étude de la philosophie par goût, par plaisir de poursuivre ce qui avait été initié en classe terminale. Une telle démarche serait aujourd'hui considérée comme inconsciente, irréfléchie tant cette formation n'offrait et n'offre guère de perspectives, sinon celle d'enseigner avec un taux de réussite au concours quasi nul. Ce luxe de l'étude comme acte libre et dégagé de toute motivation professionnelle, étude ayant pour finalité l'étude elle-même, surprend mes élèves lorsque je me présente à eux en début d'année, eux qui sont aujourd'hui censés avoir un projet de formation et un métier en vue dés la maternelle ! Pour moi la réponse était claire : je ne passerai pas ma vie dans un univers aussi "petit", aussi étroit, aussi formaté que celui de l'école ! La philosophie a besoin d'espace et de temps, elle ne s'accommode pas de ces séquences prédéterminées, de ce contexte d'évaluation forcée. Bref, philosopher c'est s'aventurer hors sentiers, dans des parages insolites de l'imprévisible, dans le creux des failles, au bord des gouffres de l'incertitude, dans le jaillissement du sens et de l'insignifiance. Après ma formation initiale, mes deux années de service civil passées dans le monde associatif et quelques mois d'errance, la nécessité me poussa dans la grande maison, dans la grande fabrique, dans l'éducation nationale. Il me fallait, comme on dit, "gagner ma vie", moi qui pourtant, ne l'avais pas encore perdue !
A suivre