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DEMOCRITE, atomiste dérouté
28 août 2010

Hasard et création (partie 2)

Hasard et création  : partie 1, cliquez ici

Typologie du hasard :

1) Le hasard comme "sort" : Ce hasard familier et commun n'a du hasard que le nom. Il désigne le registre des choses cachées qui agissent dans l'ombre et déterminent à la surface la "chance" ou la "malchance". Hasard provient ici de "fors" en latin, le sort et dont on garde la trace en français dans la "fortune" qu'on sait bonne ou mauvaise.  Ce niveau de hasard procède d'une croyance en un destin ou en un esprit capable de frapper la trajectoire humaine, de la sacrifier ou de la sauver, en vertu d'un plan ou d'une intention qui présiderait à l'organisation des phénomènes ou à ce qu'ils doivent être. Ce hasard divinisé se rapporte volontiers à l'esprit théologique ou enfantin conçu par d'Auguste Comte dans sa loi des 3 états. Il caractérise un mode de croyance en une puissance supérieure, en une force qui donne sens à tout ce qui échappe à la prévision et vient combler tous les désordres de la nature. Le sort, c'est la magie à l'œuvre dans l'existence ; c'est l'affirmation de volontés projetées sur le réel afin d'en réduire l'étrangeté pour ne pas dire la sauvagerie. Son intentionnalité est d'autant plus significative qu'il n'est jamais indifférent. Le sort s'acharne avec cette persévérance de l'ennemi total. Il concentre toutes les tentations paranoïaques de l'homme dans le visage dissimulé d'un dieu sans nom. La symbolique du sort est l'œil qui voit tout, le mauvais œil qu'attisent les puissances occultes de ce monde. Le sort a l'apparence du hasard mais en grattant un peu, il dévoile les tendances irrationnelles de l'homme sous le verni de la surdétermination. Il réinjecte du sens partout pour mieux faire disparaître sa possible indifférence. Il anéantit par la même occasion l'idée de chaos pour mieux l'accomplir dans l'existence. Mais ce qui est chaotique n'est pas le hasard-fors en tant que tel, ce sont ses effets directement liés et associés à un individu, à une communauté (famille, clan, groupe...) dont les conduites, les activités, les pensées doivent nécessairement provoquer le désastre ou la réussite.

Le hasard n'est pas donné ici dans sa forme objective mais à travers l'interprétation du réel orienté vers des intérêts humains, réel revanchard et obstiné comme peut l'être l'ennemi dont on a besoin pour faire face à tous les dangers de ce monde. Fors est donc à la fois un hasard anthropologique et théologique. Anthropologique car il ne s'occupe que des affaires humaines et détermine leur "sort" donc leur existence ; théologique parce qu'il suppose la présence de forces à l'œuvre, de volontés qui travaillent et déterminent un certain nombre de processus finalisés ("je vous l'avais dit, il est mort, ça devait arriver..."). Notons que la forme la plus radicale de "fors" s'incarne dans la figure implacable du destin, l'exact contraire du hasard puisque tout ce qui se passe est pensé comme absolument nécessaire et incontournable.

Ainsi, ce « régime » particulier de hasard exprime une dépossession ontologique majeure vis-à-vis des forces qui sont censées peser sur la trajectoire de l’homme. Si « nous ne sommes pour rien dans ce qui est », c’est que la nature, dans sa complexité et son étrangeté primordiales est perçue comme impénétrable et menaçante. C’est pourquoi il faut à tout prix la faire parler, lui faire dire quelque chose. Ainsi, tout sera justifié et l’insignifiance du réel vaincue. Voilà qui caractérise assez bien ce que Spinoza nomme « premier genre de connaissance », une connaissance mutilée, animée par les passions tristes et enracinée dans un originaire bavard (la nature parle, reprend ses droits, se venge etc.) ; originaire dont le principe est superstitieux et « l’éthique » tristement fataliste (on n’y peut rien !).

2) Le hasard-casus : Le hasard comme rencontre : du latin casus, la chute. Le hasard est ici ce qui tombe (cadere en latin) de façon imprévisible telle la tuile qui heurte dans sa chute un passant déambulant tranquillement sur le trottoir. Le hasard n'est plus ici intentionnel ou orienté selon une finalité déjà écrite mais l'observation externe donc objective d'une rencontre imprévisible entre deux trajectoires qui n'étaient en rien destinées à se heurter. C'est le mathématicien Cournot qui nous a donné la meilleure définition du hasard-casus. « Le hasard est la rencontre de deux séries causales indépendantes l'une de l'autre ». Entendons par là que ce qui est hasardeux n'est pas le mouvement ou la trajectoire du passant ou de la tuile mais uniquement l'intersection de ces trajectoires. Il n'y a pas de solidarité entre la tuile et le passant. Celle-ci serait tombée que le marcheur se trouve là ou pas. En ce sens, le hasard-casus désigne bien la seule et unique croisée d'éléments qui sont par ailleurs déterminés et par conséquent inscrits dans une causalité supposée que la raison peut  analyser et tenter de reconstruire. Il est, par exemple, parfaitement possible de déterminer le moment du passage de notre homme sous le point critique compte tenu de sa vitesse de déplacement, de son trajet et de la distance qui le sépare initialement du point d'impact. On a donc affaire ici à un hasard événementiel que la science, par ses modèles physico-mathématiques tente de réduire. Hasard rationalisable sitôt que l'on est en possession des données permettant d'envisager un ou des scénarii possibles. La tendance est forte de supprimer le hasard, de le liquider sur l’autel de la raison comme ont cherché à le faire les philosophes des Lumières à la manière de Voltaire qui ne voit dans le hasard que « la cause ignorée d’un effet connu ». Ainsi, le hasard serait le résultat de notre ignorance, de notre incapacité à résoudre l’énigme nécessairement rationnelle de l’univers car « Dieu, comme on le sait depuis Einstein, ne joue pas aux dés. ».

La raison contre le hasard, tel est le défi de la science ; lutter contre les effets dévastateurs de phénomènes qui, de manière isolée sont insignifiants, mais qui, se combinant à d'autres, produisent des catastrophes considérables tels des glissements de terrain ou des raz-de-marée. On notera que le désordre produit par le hasard apparaît dans cette perspective, accidentel (événementiel). Par conséquent, selon cette conception du hasard-casus, l'ordre de la nature et de l'univers prévaut sur le désordre. On pourrait dire avec Bergson que le désordre n'est ici qu'un cas particulier de l'ordre. Désordre que la raison peut affronter par les outils scientifiques. Désordre mineur qui laisserait aisément croire que l'homme aidé de son intelligence calculatrice est en mesure de soumettre les phénomènes et leur turbulence à sa volonté de puissance et de maîtrise. Hasard-casus est de fait, un hasard sécurisant car il mobilise les forces de l’esprit dans une activité – la science – qui parvient à modéliser l’irruption, à la prévoir relativement et à accroître les chances d’adaptation de l’humain. Comme « connaissance du second genre » (Spinoza), la science inscrit le hasard dans la nécessité de la nature rompant par là avec toute interprétation finaliste. Comme le souligne Bergson, la science n’est pas dupe : « Le hasard est le mécanisme se comportant comme s'il avait une intention. » (Les deux sources de la morale et de la religion) 

Pourtant, tout rationnel qu'il paraisse, hasard-casus ne témoigne-t-il pas d’un désir archaïque de sécurité et de sécurisation des trajectoires humaines ? « Instinct de protection » dirait Nietzsche. Quelles sont donc ces passions à l’œuvre dans l’entreprise de la science ? Quels désirs secrets agitent l’esprit rationnel ? De quelle foi et de quelle idole procède cette confiance, cet amour en l’ordre et en la causalité ? et pour quelle fins ? La Raison ne serait-elle pas la figure inversée d’une théologie qui ne dit pas son nom ?

Si le hasard-casus, hasard événementiel fait passer de l'esprit théologique ou enfantin à l'esprit positif ou scientifique, il n'en supprime pas pour autant la part d'ombre ou l'ombre d'un doute.

Soyons clairs, sur ce plan, la véritable création n’est pas dans les affaires humaines ni dans la nature. Seul Dieu est pensé consciemment ou non comme créateur du monde et des choses, seul Dieu est le garant de l’ordre contre un désordre universel impensable. Si hasard-casus fait la part belle au savoir et à la rationalité contre la croyance et la superstition, il ne rend pas possible une conception de la nature sur un mode créatif pur. Le savant comme l’artiste ne fait que découvrir des formes qui préexistent à son activité comme à son intelligence. C’est toute la différence entre découvrir et créer. Découvrir revient à montrer l’ordre supposé sous-jacent du réel comme peut le faire le scientifique ou l’artiste qui fait voir les choses cachées de ce monde. La découverte rend heureux et optimise le rapport au réel mais elle se fait sur le dos de la création c’est-à dire contre l’irruption d’un hasard débarrassé de toute volonté et dont la « teneur » reste pour le moment mystérieuse. Comme nous le verrons, la création possède d’abord un sens métaphysique mais pour y accéder, il convient d’opérer cette traversée dont nous tentons d’élaborer à la fois les étapes et les niveaux.

3) Hasard-contingence :

A un degré plus élevé que casus se trouve la contingence. Pourquoi « plus élevé » ? Parce que la contingence est le registre qui s’approche un peu plus de ce vers quoi nous allons, à savoir un hasard métaphysique. Philosophiquement, celle-ci s’oppose directement à la nécessité (ce qui ne peut pas ne pas être). La contingence définit ce qui peut être ou ne pas être. Elle est le registre de la possibilité articulé à un principe général d’indétermination et d’imprévisibilité. Dans le champ de la connaissance, la contingence s’illustre fort bien avec la fameuse théorie du chaos initiée en partie par Poincaré au début du XXe S, théorie selon laquelle c’est la sensibilité aux conditions initiales qui détermine des effets majeurs imprévisibles dés qu’on les envisage à grande échelle. En ce sens, une erreur infime intervenant au départ dans le cadre d’une modélisation scientifique produit des conséquences majeures sitôt qu’elle se déploie dans des ordres de grandeur importants. Cependant, le terme d’erreur doit être pris avec prudence : l’erreur n’est pas le fait de l’esprit se trompant dans ses calculs mais le fait d’une inadéquation entre le réel et le modèle dont on se sert pour le penser et l’investir. L’erreur est ici l’écart ontologique qui subsiste entre une modélisation de type mathématique et le terrain de l’expérience. Puisque le nombre ne peut recouvrir complètement le réel, le reste (la quantité d’écart) ou la part d’ombre échappant au calcul dans un ordre infinitésimal finit par produire un effet considérable dans les grands nombres et par conséquent sur le terrain de l’expérimentation.

C’est, sur ce plan, la découverte réalisée par Lorentz (1970/72) en météorologie consistant à imaginer un modèle à partir de données initiales extrapolées et généralisées. Avec cette théorie, Lorentz s’est demandé dans une formule restée célèbre si « le battement d’ailes d’un papillon au Brésil pouvait provoquer une tornade au Texas ». Une erreur d’interprétation consisterait à penser un rapport causal entre les deux phénomènes (le battement d’ailes et la tornade), ce qui n’a évidemment pas de sens. Une autre, plus judicieuse, consiste à penser le registre de la contingence sur le mode d’une production en cascade et de l’accroissement exponentiel. Ce battement d’ailes du papillon se comprend alors comme la métaphore matérielle d’un hasard décrivant une hypersensibilité aux conditions initiales extrapolée à un plan général. C’est là que le mot de contingence peut être analysé : cum tangere désigne en latin le fait que deux éléments se touchent. En l’espèce, il s’agit ici de penser un double rapport apparemment « brisé » entre l’infiniment petit, le microcosme représenté par le battement d’ailes et l’infiniment grand, le macrocosme, symbolisé par la tornade et des lieux particulièrement éloignés (le Brésil et le Texas). Comment ces deux mondes (microcosme et macrocosme) aux échelles différentes peuvent-ils seulement se toucher et assurer la continuité du réel ? Si tout dans l’univers est nécessaire, alors les  phénomènes macroscopiques doivent pouvoir s’expliquer à partir des structures inférieures qui les composent et qui assurent leur ordre et leur cohérence. L’idée de contingence vient mettre en défaut la continuité supposée entre des ordres de grandeur distincts. Lorsqu’on cherche à penser la liaison entre ces mondes (ce serait par exemple le rapport entre la météorologie et la climatologie, une température caniculaire ne fait pas un climat), force est de constater des ruptures, des sauts, des failles entre deux niveaux de réalité qui semblent échapper à toute nécessité stricte. De fait, la contingence nous met sur la voie d’une brisure à la fois dans l’ordre de la connaissance (sitôt qu’on cherche à penser de manière causale les liens entre des univers aux proportions éloignées) mais aussi dans la nature elle-même comme si cette dernière devenait productrice d’irrégularités ou d’événements dont la structure causale n’est plus assurée par une nécessité supposée ou une rationalité manifeste. Dés lors, quelque chose échappe à toute prévision, à toute emprise que seuls des calculs probabilistes vont tenter de réduire. Mais ici, une faille s’installe dans la représentation : le temps qu’il fera dans un mois n’est pas seulement imprévisible parce que les modèles sont impuissants à en rendre compte, on peut dire que météorologiquement il n’existe pas encore.

En somme, la contingence permet à la fois de rendre compte des sciences contemporaines (notamment quantiques) de type probabiliste mais aussi du régime inventif de l’activité humaine dans des représentations, des images ou des concepts qui laissent une place à des variables en matière de vérité. Alors qu’avec le hasard-casus, nous croyons en la possibilité de rendre le réel transparent grâce à une raison supposée universelle, renvoyant la création à un acte transcendant (seul Dieu crée véritablement selon les lois de la nature qu’il a lui-même proclamées),  avec la contingence surgit la possibilité d’invention de modèles dont il est possible de rendre compte, modèles bien plus relatifs parce que contrariés par l’extrême complexité des rapports entre des ordres de grandeurs qui font échouer la science classique. Cela dit, inventer n’est pas créer : inventer est une activité de l’esprit par laquelle, le sujet reste maître du processus dont il peut rendre compte dans le cadre d’une méthodologie par exemple de sorte que la contingence demeure toujours, au moins implicitement, articulée à son référent, la nécessité, ne serait que pour fonder la cohérence d’une démarche et son objectivité supposée (comme c’est le cas dans le cadre de la science contemporaine). Avec la création, nous passons d’un plan à l’autre, d’un niveau à l’autre, de la contingence au hasard métaphysique.

4) Hasard métaphysique ou métaphysique du hasard

La caractéristique principale des trois catégories antérieures, Fors, Casus, Contingence pourrait se résumer à l’existence d’un référentiel qui les constitue chacune respectivement, à la fois dans leur contenu mais aussi dans les modes d’investissement dont elles font l’objet (croyance, découverte, invention). Que le référent soit les esprits ou les dieux pour Fors, la causalité pour Casus et la nécessité pour la contingence, à chacun de ces niveaux correspond un arrière plan qui permet d’attribuer à l’idée de hasard une positivité pour mieux la repousser, l’exclure ou la nier. Ainsi, sur le socle surchargé de la représentation disparaît magiquement ce qui échappe à la connaissance et qui pourtant renvoie au niveau le plus fondamental à savoir le hasard que nous qualifions ici de métaphysique.

Est métaphysique toute approche permettant de penser le Tout c’est-à-dire le réel conçu comme Englobant, contenu par rien puisqu’il est « la somme de toutes les sommes », pour reprendre la formule de Lucrèce. Le hasard est ici métaphysique parce qu’il se hisse à la hauteur du Tout au point de coïncider avec lui. De fait, il se caractérise par la perte de tout référentiel assignable si ce n’est la totalité du réel que nous pouvons, certes tenter de penser mais qui demeure hors du registre de la connaissance. Le hasard devient l’instance antérieure à tout discours, à tout ordre, à toute idée dont nous trouvons la figure métaphorique essentielle et inépuisable chez Démocrite : la « Diné », le tourbillon et dans une forme plus répandue chez Epicure et Lucrèce, le « clinamen » c’est-à-dire la déclinaison des atomes, l’écart imprévisible des particules qui œuvre toujours et partout.

Nous appelons hasard ce qui fait qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Ce quelque chose peut se comprendre non pas comme un monde constitué mais ce qui, tout en se constituant, se dissout tout à la fois, se faisant et se défaisant dans un jeu infiniment tourbillonnaire et insaisissable. Nulle théologie, nulle téléologie, nul anthropocentrisme, nul anthropomorphisme, nul positivisme, le hasard métaphysique met fin à la prévalence du discours, au désir d’ordre et aux rêves d’un monde à l’harmonie universelle. Le réel est un chantier sans auteur et sans fin, sans projet ni volonté. Les choses se font et se défont dans l’aléatoire des combinaisons atomiques, dans le jeu sans règle du tourbillon que n’épuise aucun désir de rationalité.  L’ordre observable ne devient qu’un cas particulier du désordre fondamental de la nature (Lucrèce). Le hasard ne désigne rien d’autre qu’un blanc, qu’un trou qu’aucune représentation ne vient combler ni épuiser. Principe de création et de destruction tout à la fois, l’un revient au même. Le hasard métaphysique est le régime absolu de la dépossession sans volonté ce qui le place dans une posture inversée par rapport au premier niveau de hasard (Fors) pour lequel la dépossession est le fait de volontés inscrites dans les profondeurs sacralisées de la nature.

Si le tout de la réalité n’est autre que le hasard, alors nous ferons observer que la catégorie de l’Etre disparaît comme principe de stabilité. Les essences ne sont que des illusions, « tout branle » (Montaigne) et rien ne persiste si ce n’est le tout dans des formes jaillissantes et impermanentes. Dés lors, que pourrons-nous dire du réel s’il passe et se défait au hasard, si les formes se désagrègent immanquablement ? « La vérité est dans l’abîme » répond Démocrite. Au désir de savoir, le réel ne répond pas ou plutôt rétorque depuis toujours par un inaudible silence, par une aphasie déroutante que les représentations se chargent de colmater et de rendre bavards. Pouvons-nous seulement supporter un silence à ce point originel qu’il précède et les questions que nous lui adressons et notre propre existence ? Cette antériorité est sa force, elle est notre faiblesse car contrairement à ce que dit Pascal, la conscience se sait invalidée par son origine silencieuse et hasardeuse. La grandeur de l’homme n’est autre que son bavardage intempestif et sa tendance compulsive au remplissage.

Loin de toute croyance, en-deçà du savoir, au-delà de la découverte et de l’invention, la création s’origine dans le jeu et le bricolage d’un hasard dont il est impossible de rendre compte par la raison discursive. « Connaissance du troisième genre » dirait Spinoza, l’accès à cette dimension métaphysique procède d’une intuition centrale (« connaissance intuitive ») qui correspond à un saut, à une rupture dans l’ordre des raisons vers un ailleurs réservé aux sages, aux fous et aux artistes inspirés. Nous faisons le pari que cette intuition est au cœur de l’activité musicale ou poétique, qu’elle se déploie dans une mélodie hors programme aux accents répétés de nouveauté, au bord du vertige et des gouffres insondables. Créer revient à opérer une immersion majeure dans les plis contrariés du réel, à sentir et expérimenter l’éternité (Spinoza) d’une nature « naturante et naturée » avec laquelle il est possible de coïncider parce que « l’homme n’est pas un empire dans un empire » (ibid), parce qu’il est aussi un aspect aléatoire, une configuration passagère « égarée dans ce canton détourné de l’univers » (Pascal). Qu’aurions-nous à revendiquer sinon ce lâcher-prise primordial qui nous jette dés la naissance dans le jeu tragique du hasard et de la mort qui vient toujours ? La création n’est qu’une configuration passagère ajoutée à l’immanence universelle. Ce que nous dirons à son sujet relèvera nécessairement de l’exagération, de l’extrapolation et du délire. N’est-ce pas là la caractéristique principale de l’animal humain ?

Si l’art a quelque chose à voir avec la création, ce dont nous ne doutons pas, c’est d’abord et avant tout dans l’invitation au silence dont il est porteur. C’est en cela que sa dimension métaphysique s’adresse exclusivement aux créateurs, à ceux qui, se sachant dépossédés depuis toujours, cultivent secrètement le silence intensif comme source inépuisable de leur pratique, comme moment opportun où le geste devient créatif lorsqu’il n’y a précisément rien à faire.

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