Je pense donc je mens
Qu’est-ce que la pensée sinon le sixième sens de l'humain ? N’est-elle pas comme les autres sens un régime complètement perceptif permettant au sujet de s'orienter non pas dans les idées, comme on a tendance à le croire, mais d’abord dans le champ indistinct du réel qui nous contraint à la territorialisation, à la protection ?
Toute signification élaborée dans l’esprit est une route neuronale, un itinéraire balisé dont l’apparente cohérence échafaude une sorte de cartographie intérieure, permettant de lire le monde devenu magiquement signifiant. La pensée transforme l’im-monde en monde, le tragique en optimisme ou en pessimisme, l’inconnaissable en dogmes, le hasard en rationalité ou en dieu, l’inconscient en conscient, la dé-route en routes, le chaos en ordre, le réel en réalité, l’insignifiance en significations. Nietzsche, parle de la connaissance, comme d’une pulsion fondamentale de reconnaissance, obéissant à un besoin pour le moins primaire de sécurité. Dés lors, penser serait un acte de spatialisation, acte topographique par lequel on s’approprie un territoire sorti de l’ombre sous l’impulsion des idées qui colonisent le réel à coups de signifiants et de signifiés.
Mais ce qui est étrange avec l’espèce humaine, c’est que la sécurité recherchée repose sur un régime hallucinatoire consistant à dédoubler le réel sous la forme de la représentation. Toute pensée peut se comprendre comme un délire visant à domestiquer l’incompréhensible en le forçant, en le maquillant sous la pression d’une angoisse sous-jacente. La pensée serait alors comparable à ce que Freud appelle « le travail du rêve », opération par laquelle les désirs inconscients liés à l’activité pulsionnelle, subissent un déguisement, une transformation par condensation, déplacement, symbolisation, de telle sorte qu’ils demeurent incompréhensibles au rêveur. Et pour cause, il n’y a rien à comprendre, rien à dire : les images du rêve ne désignent rien que des forces aveugles et im-mondes, des tendances, des penchants, des volontés, des perceptions, des sensations, bref, du fatras et de l’insignifiance. S’il est une vérité du rêve, c’est de pointer l’incohérence et l’incapacité du langage à ordonner des impulsions. Vérité du négatif qui prive la pensée de tout contenu intelligible. L’interprétation du rêve théorisée par Freud est un forçage terroriste si on la pousse du côté d’un dévoilement de sens. Elle ne pourrait valoir qu’en tant qu’activité poétique ou esthétique, passant d’un registre perceptif à un autre, d’une sensation à une autre plus supportable mais pas plus significative pour autant. C’est notamment la limite de la psychanalyse bien trop soumise au diktat du sens inscrit dans la structure du langage et qui fait tourner la cure dans le jeu infini de la chaîne signifiante. Mais revenons !
De cette manière, le rêve dévoile la nature secrète de la pensée confondue pour l’occasion aux autres sens car voir, entendre, goûter, toucher, humer et penser se condensent dans l’activité onirique. Rêver, c’est symboliser le réel en échouant toujours, c’est parler sa perception tout en étant irrémédiablement privé du dire. Aussi, le rêve est-il cette « psychose hallucinatoire » qui nous renseigne chaque nuit sur la nature sensorielle de la pensée, condamnée à échouer sur le terrain délirant de la vérité, de l’idée ou de l’idéal. Que reste-t-il sinon le plaisir ou le déplaisir d’une perception plus ou moins déroutante ? Pouvons-nous seulement accepter cette curieuse leçon infligée par le corps c’est-à-dire par nous-mêmes ? La pensée ne vise pas la signification du réel qu’elle manque toujours. Elle se déploie comme intensités sensorielles dans le seul but de faire disparaître l’insignifiance sous le régime hallucinatoire de l’idée : par là, son objectif est atteint : la sécurité. Et la sécurité rend toujours bavard !
Dés lors, toutes les fois que je pense et que je crois dire quelque chose, je mens. Et pour parodier Descartes avec l’excellent Clément Rosset :
« Je pense donc je mens. »