Perspectives
La perspective est l'art de regarder à travers (per spectare), de voir de bout en bout, de pénétrer le réel insolite, de le traverser même, depuis un enracinement initial d'essence topologique. Je regarde "à partir de", "depuis", "d'un certain point de vue". Ce lieu primitif du regard autorise une généalogie. D'où regardons-nous ? De quel ancrage, de quels a priori celui-ci se constitue-t-il ? De quel paradigme la réalité apparaît-elle à l'oeil soucieux de façonner un monde ? La perspective s'accompagne d'une visée quasi-performative comme si le monde naissait en même temps que le regard se porte sur lui, moment constitutif d'une réalité qui émerge de l'indifférencié sous l'impulsion fondatrice de l'oeil. La première perspective est enracinée, la seconde est déterritorialisée.
Cap au sud ! Toujours ! L'oeil se tourne vers l'Ibérie et se perd dans cet horizon foisonnant de cimes, d'arbres, de neige, de nuages dansant dans un azur contrarié par les vents. Ma sédentarité se brise devant l’océan de pointes, mes amarres se disloquent, ma perspective se défait, s’échoue devant la multitude et le passage, devant le train inaccompli des nébulons évanescents.
Je resterais là des heures à contempler cette nature mobile et ces possibilités d'explorations infinies. La perspective qui est mienne se fracture comme intentionnalité et s’abîme sur le socle étonnamment varié des perspectives suggérées par chacune de ces pointes, de ces estives et de ces pentes. Ce n’est plus un monde qui est regardé, mais la pluralité insaisissable des possibles, l’incroyable combinatoire suggérée par les excroissances du réel. Ces montagnes, ces pics démultiplient les cheminements, les sentes, et inventent d'autres horizons, autant de vagabondages que de perspectives toutes aussi vraies les unes que les autres.
Qui est seulement capable de sentir ces multiples voies, ces itinéraires déroutés, ces extravagances qui irriguent l'existence et la rendent à elle-même, loin de la mornitude du grégarisme ?
Qui peut affronter la solitude d'un pas que nul n'emprunte, d'un voir délesté de la convention du regard, affranchi de l’unité trop souvent réclamée ?
Bref, je rêve devant ce paysage pyrénéen et étrangement, mon rêve a un parfum enivrant de réalité !
Puis-je seulement dire où je me trouve ?