Détruire la philosophie pour philosopher
Image de Max Lerouge
La philosophie tragique est, à mon sens, la plus difficile qui soit parce qu'elle est la plus simple. J'avais écrit un jour que le seul projet philosophique digne d'être réalisé consistait à dé-philosopher ou à pratiquer, comme le suggère Guy Karl dans Le Jardin philosophe, "l'A-philosophie". Dans les deux cas de figure, la philosophie s'éloigne d'elle-même, se retire de la fascination qu'elle exerce sur elle-même et se destitue de sa prétention à dire quelque chose, à sauver quoi que ce soit dans le monde, à changer l'ordre des choses ou plutôt le désordre élémentaire, le tourbillon sur lequel elle n’a évidemment aucune prise. La philosophie n’a jamais rien changé et n’a jamais eu la moindre valeur universelle, pour cette simple raison que « les choses - comme l’a noté Deleuze – ne sont qu’une à une » (Logique du sens). Après plus de vingt-cinq siècles d’existence, où voit-on des hommes meilleurs, une humanité pacifiée, une sagesse planétaire ? Il est extraordinaire de constater que la vérité la plus simple est celle que refuse l’esprit de toutes ses forces ! « Eadem sunt omnia semper » écrivait Lucrèce et Schopenhauer d’ajouter, « sed aliter », les choses sont toujours les mêmes, mais autrement ! Tout change mais rien ne change vraiment du point de vue du tout.
L’obstacle principal de la philosophie, c'est d’abord le mot lui-même et la cohorte de représentations qu'il trimbale depuis toujours. Etre ami de la sagesse n'a jamais signifié autre chose qu'une exigence élémentaire de vérité. Mais il n'est écrit nulle part que la vérité soit heureuse, bienfaisante ou réparatrice. La vérité ne sauve ni de la mort ni de la souffrance ni de l'ennui, ni du risque majeur de vivre sous le poids écrasant du hasard.
Certains veulent faire de la philosophie un programme, une politique, une ambition universelle, un art de modifier le réel sous le régime aveuglé du désir. Tous ceux-là qui se sont imaginés que la philosophie modifierait quelque chose ont basculé dans l’idéologie ou dans la religion, ce qui revient au même et ont trop souvent fait pire que mieux.
J'enseigne la philosophie depuis près de 17 ans et j'ai rapidement compris que la particularité de cette discipline n'est pas de construire quoi que ce soit, mais de dé-faire, de dé-router l'esprit, de décaper les certitudes et le besoin de sens qui s'est infiltré dans l'esprit des élèves comme un poison issu d'une pathologie collective. Celui qui observe avec lucidité ce qui se passe dans les salles de classe constate que plus les apprentis apprennent, moins ils savent, plus ils étudient, moins ils pensent. C’est qu’il ne sert à rien d’ajouter à la pesanteur du sens d’autres pesanteurs ; toutes se contaminent, se polluent et créent un terrible relativisme qui ne distingue en rien l’enseignement scolaire des messages sociaux, des opinions, contre lesquelles il est censé lutter. Les théories philosophiques deviennent des armes de destruction de la philosophie, les concepts, des obstacles épistémologiques qu’il faut détruire pour retrouver l’originaire, ce à partir de quoi l’expérience de la vie mérite d’être questionnée. Tel est le drame fondateur et premier de la philosophie. Pour naître dans l’esprit comme exigence de vérité, il faut d’abord la détruire et se passer d’elle, se libérer de sa tutelle et des idoles qui l’accompagnent.
De ses cendres, pourront peut-être surgir quelques questions sincères, pensées en vérité, à partir d’une expérience que nul ne peut vivre à ma place et auxquelles aucun programme ne vient répondre. Alors, délivré de toute emprise, l'esprit philosophique commence à germer.