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DEMOCRITE, atomiste dérouté
3 février 2011

Folie passagère d'un prof de philo !

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Lundi dernier a eu lieu, dans mon établissement, ce qu’on appelle hypocritement une journée pédagogique ; je dis hypocritement car tout le monde sait que ces moments de la vie scolaire n’ont d’autre but que d’éviter autant qu’il est possible, tout questionnement d’ordre pédagogique et surtout, toute interrogation portant sur le sens ou l’insignifiance de nos pratiques, comme sur les enjeux qui conditionnent le morne parcours scolaire d’un lycéen.

La mise en application des réformes successives, l’obsession des procédures, des programmes, la dimension informative, l’approche résolument technocratique recouvrent depuis longtemps et de plus en plus « le pédagogique » et le dissout dans une forme subtile de divertissement qui arrange évidemment tout le monde. Tels sont le jeu et la danse auxquels tous les ouvriers prolétarisés que sont aujourd’hui les professeurs acceptent sans sourciller, avec cette application zélée propre à l’esprit grégaire, ce que La Boétie appelle avec justesse, « la servitude volontaire » ! Ce qui est d’ailleurs remarquable, c’est que le contenu de ces journées est désormais déterminé en haut lieu sans qu’à aucun moment, les professionnels (donc les pédagogues, les professeurs) ne soient consultés. Personne dans mon établissement ne s’en émeut, c’est dire dans quel cirque nous évoluons. Jusque-là, rien de nouveau sous le soleil !

Ce qui me frappe à cette occasion, c’est cet étalage obscène d’insignifiance avec laquelle les consciences (toujours bonnes) cohabitent le mieux du monde alors même que cette usine à gaz, l’école, laisse partout des gens sur le carreau, fabrique un ennui massif et des pathologies multiples, troque des diplômes sans valeur contre une docilité et un abêtissement pathétiques et s’accommodent fort bien de l’asymbolie dont souffrent la plupart des élèves. Cet affligeant constat ne doit surtout pas être posé, diagnostiqué, ni même pensé. Se réfugier derrière les procédures dispense de réfléchir et d’être menacé par ce que chacun sait et qu’il maintient hors du champ conscient avec « l’application » requise.

Dans un acte de pure folie, j’ai eu la stupide idée de publier et d’afficher en salle des professeurs, un mot interrogeant de manière clairement critrique la signification de cette journée (pédagogique), moi qui cultive depuis des années, l’atome d’écart, le retrait salvateur et nécessaire à ma survie philosophique. Un regain de professionnalisme ? Une soudaine envie d’en découdre ? De m’arracher à la meute ? A la veulerie généralisée ? Sans doute ! C’est que, faisant suite au dernier article de ce journal, évoquant le mépris pour l’intelligence, la détestation vis-à-vis de toute lucidité, j’ai été pris d’un accès de fièvre. C’est là l’origine de ma folie brutale ! Je me suis mis à écrire et à élaborer ma propre demi-journée pédagogique en boycottant la balade touristique prévue l’après-midi (3 heures durant, sic !), visite de locaux oblige !

Malade, Démocrite, complètement dingue ! Gravement dérouté ! Bon pour la casse ! Oui, j’avoue. C’est indigne d’un démocritéen sceptique de surcroît!

Heureusement ! Grâce à une collègue qui m’a rappelé avec vigueur, sans prendre le temps de lire mon texte, qu’une discussion sur le sens des choses n’avait précisément aucun sens et que, si on commence à réfléchir, on ne peut plus travailler, j’ai commencé à me réveiller. La fièvre est peu à peu tombée. Après avoir constaté l’indifférence de mes « camarades » vis-à-vis de mon papier, je me suis soudainement senti guéri et même vacciné. Je me suis donc empressé, après deux heures d’affichage public, de soustraire mon irrationalité passagère à l’examen clinique de tous. Pour un peu, j’étais mûr pour l’hospitalisation d’office !

La même collègue rencontrée le lendemain me dit qu’elle a réfléchi et que je n’ai peut-être pas complètement tort. « Non ! Non ! Non ! Lui ai-je répondu, c’est toi qui as évidemment raison !  D’ailleurs, je voulais absolument te remercier ; aujourd’hui, je me sens mieuxApparemment surprise, elle ne m’a pas relancé ! Ouf !

Vous comprendrez que je devais me protéger à tout prix de la rechute.

Portez-vous bien.

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Commentaires
D
Ce que tu évoques ici est saisissant car cela laisse penser que toute dimension critique est perçue comme spontanément dangereuse dans l'institution psychiatrique. On n'est pas loin du "je veux ton bien...et je l'aurai !"<br /> L'expérience de Rosenhan est effrayante (mais pas plus surprenante que ça) et l'afficher relève du salut public et d'un clinamen salvateur. Enfin, ton papier a tenu 2 jours, c'est déjà un exploit.<br /> Courage Camarade !
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O
Il m'est récemment arrivé une mésaventure assez semblable à celle que tu décris. J'avais mis à l'affiche de l'hôpital psychiatrique un imprimé de l'article de Wikipedia sur l'expérience de Rosenhan, qui discrédite - du moins, en partie - le diagnostic des psychiatres. <br /> <br /> En deux jours, l'affichette s'est volatilisée... Et l'on m'a expliqué avec moult précautions qu'il ne s'agissait pas là d'un acte de malveillance (encore moins de censure, grands Dieux !), mais que cette information pouvant pousser certains patients au délire (et pourquoi pas, à la philosophie), il avait mieux valu la retirer. <br /> <br /> Le dilemme sera toujours le même, pour qui porte en soi la vérité : soit l'autocensure, soit la censure. <br /> <br /> A tout le moins suis-je fier de cet acte de liberté, analogue au tien. Réédite-le à l'occasion ! Sapere aude !<br /> <br /> Amitiés,
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L
Heureuse femme, ta collègue!<br /> Il faut relire le Qohélet.<br /> " ...Vanité des vanités, tout est vanité. Quel profit y a-t-il pour l'homme de tout le travail qu'il fait sous le soleil? Un âge s' en va, un autre vient et la terre subsiste toujours..."<br /> ML
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O
Merci pour ces précisions sur l'origine du mouvement, dans un univers plein d'atomes et de vide. N'ayant jamais lu Démocrite ; j'apprends donc beaucoup. <br /> <br /> Je suis absolument ouvert à une correspondance par mails. En tant qu'administrateur de ton blog, tu dois avoir accès à mon adresse, puisque pour poster, je dois remplir ce champ. <br /> <br /> Amitiés,
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D
Le clinamen n'est pas une invention de Lucrèce ; on l'a longtemps cru jusqu'au déchiffrement récent du mur de Diogène d'Oenanda contenant les inscriptions épicuriennes dont la mention du clinamen clairement liée à Epicure. Il est donc plus ancien que l'usage qu'en fait son disciple romain.<br /> Le clinamen démocritéen est la "Dinè", le tourbillon comme principe insaisissable de ce qu'on appelle improprement la nature et qui déjoue jusqu'à la causalité, contrairement au interprétations mécanistes et qui surdéterminent la postérité du philosophe d'Abdère. La Dinè est plus riche, à mon sens, que le clinamen mais pour un blogue, c'est peu commode ! <br /> <br /> Pour ce qui de la citation, le mot grec désigne l'abîme et non le puits (traduction affaiblie) Voir les textes de Marcel Conche [métaphysique du hasard notamment].<br /> <br /> Je propose de mettre ton site sur mes liens, si tu es d'accord évidemment. J'ai beaucoup apprécié ta lecture en ligne de Schopenhauer, un plaisir à écouter !<br /> <br /> Ton expérience m'interpelle vraiment. J'aimerais bien en savoir un peu plus si tu es d'accord. Nous pouvons aussi correspondre par mails, qu'en penses-tu ?<br /> <br /> Amicalement
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O
Pour un psychiatre, cela s'appelle des voix. Moi aussi, j'ai de tels amis, je comprends donc bien ce que tu veux dire. Dans la langue commune, cela s'appelle avoir une conscience. C'est encore le daimon de Socrate. Mais je reviens sur Démocrite : le clinamen, ne serait-ce pas plutôt Lucrèce (De natura rerum, v. 216-294), et non Démocrite ? Pour la citation à laquelle tu te réfères, je la connaissais dans cette traduction : la vérité est au fond du puits. Mais l'abîme, c'est plus profond :-) Personnellement, c'est davantage un abîme de type nieztschéen que j'ai traversé, avant d'en revenir à des tours plus conceptuels. C'est que l'absolue singularité que l'on contemple lorsqu'on est au fond de l'abîme ne peut se dire.<br /> <br /> "Si tu regardes au fond de l'abîme, sache que l'abîme aussi regarde au fond de toi" (Nietzsche)<br /> <br /> Porte-toi bien également,
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D
Cher Olivier,<br /> La piqûre de rappel ne fait que concerner ma propre démarche introspective : ne pas céder à la tentation du ressentiment au nom d'une vérité qui paraîtrait aller de soi. <br /> Pour le reste, la physique épicurienne a ce mérite de tenter d'expliquer le supérieur par l'inférieur tout en plaçant au centre le hasard, cet inconnaissable qui déroute toute volonté de maîtrise. J'y vois le contraire d'un dogmatisme puisque comme le note Démocrite, "La vérité est dans l'abîme". Mais je ne veux pas développer ici ce que j'ai déjà dit ailleurs.<br /> <br /> Démocrite n'est pas mon "héros", pas plus Epicure ni aucun autre. Je ne vis pas avec des idoles et je laisse ça à ceux qui ont besoin de tutelles pour exister. Ce qui est sûr, c'est que Démocrite, comme Lucrèce, Epicure mais aussi Spinoza, Pascal, Nietzsche et Rosset m'ont permis de gagner un temps précieux et ne cessent pas d'accompagner et de nourrir mon expérience. A ce titre, je les considère un peu comme des "amis intérieurs", et cela suffit.<br /> <br /> Pour ce qui est de la pratique philosophique et de la pathologisation dont tu parles, je crains qu'il ne te manque l'autre dimension, la plus essentielle, celle qui échappe évidemment à l'école comme à l'asile et qu'on ne trouve dans aucune institution (ces régimes saturés de sens, ces "empostures"). Il est parfaitement possible de philosopher au bord de l'abîme mais pour cela, il est nécessaire de dé-philosopher, c'est-à-dire de détruire toute prétention de maîtrise conceptuelle et de laisser une place au silence cet autre nom du hasard. C'est au bord de l'insignifiance que l'expérience s'enrichit d'une esthétique qu'aucune institution ne contient ni ne promet.<br /> Je reprends Démocrite : "la vérité est dans l'abîme".<br /> <br /> Porte-toi bien.
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O
Cher Démocrite,<br /> <br /> De quelle piqûre de rappel parles-tu ? Je n'ai pas bien saisi... En tous cas, tu n'as pas l'air de révérer les mânes de Socrate, ce qui me paraît intrigant : en effet, nombre de professeurs de philosophie - qui s'entendent bien avec leurs élèves - trouve à ce métier un charme maïeutique. Personnellement, j'ai trouvé qu'il poussait au dogmatisme bien plutôt qu'au questionnement. Préférerais-tu l'exposé dogmatique de la physique épicurienne à la pratique questionnante ? A moins que tu désolidarise ton héros - Démocrite (mais n'y a-t-il pas quelque danger à se faire un héros philosophique ?) - de la tradition épicurienne qui l'a illustré. <br /> <br /> Beaucoup de questions... En tous cas : on n'échappe pas à la pathologisation de la philosophie, qu'on soit dans l'institution, ou hors d'elle. Pour avoir vécu les deux, je puis te dire que j'ai pu vérifier expérimentalement le présupposé foucaldien : entre l'école et l'asile, il y a homologie dans les structures de pouvoir. A ceci près qu'il y a certainement beaucoup moins de bourrage de crâne à l'asile :-)
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D
Bonjour Olivier et merci pour cette belle intervention ! Je comprends cette démission ; j'y ai songé plus d'une fois, mais heureusement pour moi, ce qui m'a sauvé dans ce métier, c'est, d'une manière générale, l'excellence des relations que j'ai nourrie et que je nourris encore avec les élèves. En revanche, l'institution est faite pour créer de la pathologie collective et renforcer la domination ! Sans cet atome d'écart qui me caractérise, je n'aurais jamais tenu dans ce métier. <br /> La piqûre de rappel vécue en début de semaine me propulse heureusement vers des jardins philosophiques qui n'ont rien à voir avec les idées et la dialectique socratiques que j'abandonne volontiers aux esprits secs. <br /> Amitiés
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D
J'adore mon cher Pierre-Paul, l'image si juste de la bergerie et des bêlements. Tout cela manque d'air et moi-même pour commencer, dôù mon accès de fièvre. Alors, même si je ne substantifie pas la nature et que je ne sais pas exactement ce que ce mot signifie (rien en vérité), je devine évidemment l'appel des hauteurs et le vagabondage en solitaire ou avec quelques amis bien choisis. Une part essentielle de l'esthétique est, en effet, de ce côté.
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