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DEMOCRITE, atomiste dérouté
13 juillet 2011

L'esprit de Spinoza

 

Je n'imaginais pas, en me faisant l'interprète décalé de Robert Misrahi, qu'une discussion aussi soutenue allait prendre forme ici même autour de la pensée de Spinoza. C'est une belle et heureuse surprise et je tiens à remercier tous les participants, Tante Léonie, Robert Misrahi, Hervé, Frédéric Schiffter, Jean Tellez, GK pour la fécondité de leurs arguments et pour l'élan créatif qui se déploie, grâce à eux, sur ce blog.

Nombreux sont les désaccords. Je me sens personnellement très en phase avec la dernière intervention de Jean Tellez :  toute philosophie procède d'une intuition cachée, d'une idiosyncrasie, d'un état du corps, d'une blessure sans doute, par où s'engouffre le souffle du réel qui motive la pensée et l'exigence philosophique. La pensée est toujours seconde comme l'idée adéquate qui ne l'est que de surcroît. Ne pouvant produire une trop longue réponse dans les commentaires, je propose ces quelques arguments dans ce nouvel article que j'intitule l'esprit de Spinoza. Ces quelques notes sont largement inspirées par le commentaire le plus incisif, celui de Frédéric Schiffter posant un problème de fond, Spinoza, asile de l'illlusion ?

Cher Frédéric,

je ne suis pas tout à fait sûr que le "spinoziste" dont vous parlez dans votre dialogue imaginaire ait bien lu l’auteur dont il se réclame. Comme le souligne Hervé, son "espoir" trahit son incompréhension. Son désir de changer l'autre (désir pour le moins suspect) avec un programme et des recettes ne peut que lui attirer beaucoup de problèmes à commencer par celui que vous illustrez avec brio. Tout ce la n’est pas très spinoziste.

La catégorie du pouvoir et de la jouissance est présente chez Spinoza comme celle de la puissance et de la joie. Ces deux dimensions s'expérimentent hors de toute interprétation morale de type prêchi-prêcha ; toutes deux expriment une part du réel, c'est-à-dire du tragique (de la nature) qui  est à la fois, dégradation et création. 

Qu’un individu jouisse de sa haine, de la violence qu’il fait subir aux autres ou de celle qu’il s’inflige à lui-même sur un mode pathologique, cela est parfaitement observable et cette expérience repose sur un accroissement de la division (interne ou externe) comme des pouvoirs qui officient. Cet accroissement reste toujours plus faible qu’un rapport de puissance même s’il peut être épouvantablement destructeur (surtout s’il devient la norme), ce que vous ne manquez pas de rappeler à juste titre.

Les rapports de puissance et non de pouvoir sont beaucoup plus efficaces et surtout beaucoup plus riches sur le plan des interactions et de la création. Ceux qui enseignent la philosophie le savent. Ce n’est pas en ajoutant de la tristesse ou de la division ou de la violence qu’on favorise en classe l’éclosion d’une pensée critique et la possibilité de rire parfois ensemble et de philosopher (un peu).

Un professeur qui par son autorité (augere) et sa compétence augmente la puissance d’agir et de penser de ses élèves stimule la joie d’assister à ses cours. J’en ai fait très souvent l’expérience, en tant qu’élève d’abord (mais assez rarement), en tant qu’étudiant ensuite où  je me réjouissais profondément  à l’idée de suivre certains cours (celui de Pierre Macherey sur Spinoza notamment)  mais aussi en tant que professeur.  (« L’amour est la joie qui accompagne l’idée d’une cause extérieure », aimer c’est se réjouir). Telle est, à mon sens, la joie spinoziste qui ne se distingue pas de la liberté ; liberté qui n’a rien à voir avec la recherche d’un idéal mais qui s’expérimente en acte par le fait de déployer de nouvelles possibilités. C’est ce que Robert Misrahi appelle « les actes de la joie ».

Au contraire, et comme le souligne Deleuze, les passions tristes (le pouvoir comme modalité d’action) naissent lorsqu’un sujet est tenu éloigné, tenu à l’écart de sa propre puissance qui exprime pourtant une part de la puissance du réel  (« L’homme n’est pas un empire dans un empire. »).

Un des mérites de la pensée de Spinoza est précisément de ne pas se réduire à une anthropologie ou à une psychologie (pourtant présente) et d'articuler le désir au plan de l'immanence, "le tout de la réalité" qu'il appelle la nature.

Par conséquent, autrui ne constitue pas pour l'auteur de l'Ethique le référent ultime de la conscience. Le livre débute par la Nature (Dieu) et non la nature humaine ou la société. L’enjeu n’est nullement de changer la nature humaine (cela n’a aucun sens) mais de rendre possible pour quelques-uns un élargissement significatif de la conscience par la saisie intuitive du Tout (c’est-à-dire du Réel). L'horizon d'un sujet  n'est donc  pas nécessairement la figure haïssable ou désenchantée de l'autre ou de l’homme (qu’est-ce donc qu’un homme ?) mais le réel en tant que butée indépassable qui nous conditionne et nous englobe.

C’est la conscience du réel qui rend possible l’acte philosophique inaugural et non une pseudo-transformation introspective.

 Le moraliste dit vrai mais il lui manque une dimension tout aussi fondamentale du réel qu'aucun portrait humain n'épuise, car son objet, si pertinent soit-il, reste étriqué et partiel. Le moraliste ne s’intéresse qu’à la comédie humaine sur fond de tragique. C’est essentiel mais cela ne fait pas une philosophie. De même, le pessimiste dit vrai car « on va tous crever » mais il lui manque le versant tout autant constitutif du réel qui correspond à la vitalité d’un organisme, à ses possibilités d’invention et de création dont on ignore le plus souvent tout (« On ne sait pas ce que peut un corps »). Spinoza est clairement du côté de la dimension créative du tragique, ce qui le fait passer pour un optimiste - qu’il n’est pas à mon sens car il n’est pas dupe de la force et du pouvoir des passions tristes qui animent l‘humanité.

Cela dit, je ne peux pas être complètement spinoziste car le reproche qu’on peut adresser au pessimiste, il est aisé de le retourner vers Spinoza. Et les pulsions de mort, qu’en faites-vous mon cher Baruch ? Cela n’existe pas, cela ne peut pas exister. La négativité est liée à des causalités extérieures et non à la nature du corps ou de l’esprit. C’est une indéniable limite !

Comme pour Clément Rosset, je crois pourtant que le mérite de l’homme est de mettre l’accent sur le rapport au tout, c’est-à-dire au réel (Logique du pire) (le déterminisme pouvant parfaitement se comprendre comme la figure inversée du hasard) ; la représentation toujours seconde reste animée par des désirs qui sont autant "d’états du corps" dont nous ignorons la puissance et les ressources. Ce vitalisme pré-nietzschéen est une source d’inspiration particulièrement féconde pour l’inlassable marcheur en Pyrénées que je suis et qui fait sans cesse l’expérience de sa modeste puissance d’agir au bord de l’abîme. Et cette puissance "en marche" est un des actes de la joie qu'il m'est impossible de réfuter puisque je le vis et l'expérimente ainsi.

Portez-vous bien

 

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Commentaires
T
Oui, c'est très juste et bien dit. Votre manière de définir la joie tragique est impeccable. J'ai parlé d'un "bonheur d'exister" et cela peut prêter à confusion. Il faudrait montrer que ce bonheur est désarmant, déconcertant dans sa logique. C'est à cette condition que l'on pourrait établir qu'il est au coeur de toute philosophie. Mais comment le faire dans un "commentaire"! Merci en tout cas. Votre blog est un bonheur.
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D
Merci Jean pour la qualité de ce développement. Je suis plus mesuré que vous quant à l'origine de la philosophie. Que toute philosophie procède d'une intuition, j'en suis d'accord. Mais je crois que cette intuition est liée à des rapports de corps, à des puissances organiques, à une idiosyncrasie frottée au réel. Cela n'implique pas, comme vous l'affirmez un peu vite, à mon sens, un bonheur d'exister mais plutôt une tension, une faille, l'abîme irréductible que la pensée ne peut recoudre. La tentation est forte d'effacer la marque du tragique en dédoublant le réel (Platon, Aristote, les stoïciens, Descartes...). En ce sens, la joie tragique n'est pas un bonheur mais plutôt une jubilation devant l'insignifiance et l'imposture humaine mais aussi le sentiment fugace d'être comme les choses qui passent, une nuée avec ces flamboiements, ses déploiements et ses épuisements. <br /> Cette joie très particulière n'est pas présente dans toute philosophie. <br /> Amitiés atomistiques
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F
Ah ! Ah ! Cher, Démocrite !<br /> Vous changez de registre. <br /> On se fait moins aimable. <br /> On sort son Nietzsche. <br /> "Réactif !". Avec ce mot, on manie le marteau qui terrasse l'interlocuteur. "Ta rhétorique te trahit, Schiffter. Tu n'assumes pas jusqu'au bout le tragique, mon vieux. Et la puissance du corps, hein ? Qu'en fais-tu ? Sais-tu au moins ce que peut le corps ? Petite santé ! Va donc, hé!, réactif !"<br /> <br /> <br /> <br /> Cher Tellez,<br /> <br /> Sauf à en hypostasier les objets, les mathématiques sont des fantaisies conceptuelles et un langage purement humains. C'est une illusion de penser que le réel se plie à leur logique ou à leur grammaire, surtout quand il s'agit de décrire les mécanismes subtils et aléatoires des passions. <br /> <br /> Loin de clarifier la psychologie, les définitions spinozistes avec tout leur tremblement de géomètre amateur, l'embrouillent inutilement. Une de mes années de villégiature universitaire fut gâchée par la lecture de l'Ethique qui m'obligeait à quantité de rétropédalages. "Comme nous l'avons dit à la définition tant, corollaire tant, etc." Rien de jubilant à se farcir le sabir pédant de ce théoricien de la joie ! Je n'ai jamais compris ceux qui prétendaient trouver un vif agrément à sa lecture. J'y ai toujours suspecté un snobisme. Quand il se mêle de théologie et de politique, Spinoza écrit simplement. "La vraie question, dites-vous, serait de se demander pourquoi Spinoza recourt-il à cet étrange mode d'exposition "more geometrico"". Etrange, oui. Pénible deux fois oui. Quelle mouche le pique, en effet, quand il rédige ainsi l'Ethique ? <br /> <br /> Sur la joie d'exister. <br /> <br /> À mes yeux, et quand je dis "à mes yeux" je laisse parler mon expérience de mortel, la joie est une émotion parmi d'autres et, comme les autres, jamais pure. On se réjouit toujours sur un fond de tristesse, de crainte, d'amertume, ou, comme je l'ai rappelé, sur un fond de haine. Spinoza lui-même indique que l'on éprouve une joie vibrante quand nous détruisons la cause de notre haine — faisant en cela un éloge implicite du meurtre et de la vengeance. <br /> <br /> Évidemment, quand on dit "Chouette ! Comme je suis joyeux d'exister !", cette façon de parler vague laisse à penser que c'est l'existence qui provoque cette joie. Sauf qu'on occulte ainsi une circonstance précise qui génère cette joie-là. On loue l'existence en général, en sa totalité, alors qu'il s'agit de se féliciter d'un événement ponctuel de son existence propre. <br /> <br /> Quand Rosset dit que la joie d'exister a quelque chose de secret, moi je dirais que pareille expression est vide de sens. "La joie d'exister" prise en général recouvre toujours un cas particulier et, à ce titre, appellerait une précision. "Je suis joyeux d'exister parce que je viens de gagner au loto." Quand, dans LA FORCE MAJEURE, Rosset dit qu'UNE joie due à tel ou tel hasard heureux devient totale ou totalitaire en ce qu'elle embrasse l'ensemble de l'existence, j'en dirais autant de toute tristesse. Un rien peut vous plonger dans une humeur massacrante et vous faire nourrir de vastes plans génocidaires. L'existence ou la vie en général prend la couleur des émotions conjoncturelles et contingentes éprouvées dans notre vie propre. D'une heure à l'autre on passe de la joie d'exister à l'accablement de devoir persévérer dans le non-être. Mais je me répète.<br /> <br /> Ce qui me défrise dans l'éloge de la joie (d'exister) c'est le moralisme qu'elle génère. En réalité, le moralisme fonde cet éloge. On établit une séparation entre les balaises qui, comme dirait l'autre, assument le tragique, et les réactifs qui ne l'assument pas. Comme si les prétendus balaises assumaient le fait que vivre était un processus de destruction et de perte. Par quel miracle ? Quelle grâce ? Parce qu'ils on bien lu Spinoza ou Nietzsche ou Rosset — tous trois de fameux boute-en-train — ? Quelle blague ! Du bluff. <br /> <br /> Les humains ne sont que des animaux malades auxquels il arrive de connaître, avant de mourir et au milieu des tourments, des moments de joie. Personnellement, je ne vois pas en quoi pareils moments, qu'il ne faut pas surtout pas bouder, bien sûr, constituent l'essence ou le sens de leurs vies et présentent quoi que ce soit de subversif... <br /> <br /> Bien à vous,<br /> <br /> FS
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T
Je m'étonne d'un étonnement de Frédéric Schiffter, qui dit : "Je m’étonne, au passage, que nul philosophe un peu perspicace ne relève là, chez Spinoza, dans cette projection de la raison mathématique sur le réel aléatoire et fluctuant, un anthropomorphisme des plus grossiers". Les mathématiques sont le mode de connaissance le moins anthropomorphique qui soit! Voir là-dessus, entre beaucoup d'autres, Bachelard. Spinoza dit lui-même : "je considérerai les actions et les appétits humains comme s'il était question de lignes, de surfaces et de solides" (introduction à la 3e partie de l'Ethique). C'est à dire, précisément : je prendrai un point de vue sur l'homme non anthropomorphique! D'ailleurs, approche mathématique et réel aléatoire ne sont pas incompatibles! Pascal et Fermat, des contemporains de Spinoza, le savaient déjà (ils ont fondé le calcul des probabilités). La vraie question, en l'occurrence, serait de se demander pourquoi Spinoza recourt-il à cet étrange mode d'exposition "more geometrico". <br /> <br /> Mais j'aurais autre chose à dire sur le fond. Quel peut bien être l'origine d'une joie d'exister? Cette joie est, en tout cas, je le maintiens sans pouvoir le démontrer ici, le point de départ de toutes les philosophies (je veux dire celles qui ont marqué, ne serait-ce que parce qu'elles nous sont parvenues, au moins par bribes, ou rares oeuvres isolées, comme le stoïcisme et l'épicurisme). Certes, une joie peut trouver de quoi éclater au coeur d'un savoir tragique, comme le cas de Clément Rosset le montre exemplairement. <br /> Mais la joie ne naît pas de ce savoir tragique (en lui-même sans doute ne produit-il que mélancolie, vous le montrez bien, Frédéric). Clément Rosset dit "L'allégresse implique le savoir tragique mais ne se confond pas avec lui".(L'objet singulier, p 102) Il faut quelque chose de plus. D'ailleurs, c'est évident : la mort, la misère et la bassesse humaines, « l'immonde » ne peuvent provoquer aucune sorte d'allégresse. Que faut-il donc de plus? Rosset est fort mystérieux, très peu communicatif sur la question. Mais il dit au moins que l'allégresse "est indissociable de la possession d'une vérité inoubliable" (Ibid, p. 101) J'avoue avoir lu Rosset, dans tous les coins, avec une énorme "libido sciendi", pour en connaître quelque chose de cette "vérité inoubliable". Rien. <br /> Et pourtant, le coeur de la philosophie est là. Je le soupçonne. Je trouve même que c'est aveuglant. Mais ce n'est jamais dit. Rosset écrit aussi, à propos du bonheur d'exister qu'il dépend "de la révélation (d'un) secret, qui nous fait préférer, contre toute raison, la vie à la mort" (Franchise postale). Ailleurs, il écrit : "L'allégresse, et l'amour de la vie qu'elle implique, est un sentiment toujours plus ou moins secret (...)" (Le réel, Traité de l'idiotie, p. 79). <br /> Voilà, le mot est lâché! C'est secret! Je crois qu'un secret gardé sur une certaine joie d'exister est au coeur de toute philosophie. Cela devrait nous inciter à lire les philosophes avec une très grande prudence. Leurs conceptions du monde, leurs éthiques et leur politiques sont des productions secondes, des élaborations dues à un choc premier, pensée primordiale, intuition première : le bonheur d'exister. La joie d'exister reste secrète, parce qu'elle est la logique profonde (et sans doute le secret de fabrique de toute philosophie). La structure même de la première des philosophies, celle de Platon, l'exprime de manière aveuglante. On a d'un côté, la vision du Bien (dont on ne dit jamais rien, sinon qu'il est indicible) et les discours produits AU CHOC de cette vision (qui seront les discours de "marque" philosophique). <br /> Le fond de l'affaire est une subversion. C'est énigmatique, mais c'est ainsi. La joie d'exister, dont la vraie logique est secrète, est aussi SUBVERSIVE. C'est sans doute la plus profonde idée philosophique qu'une philosophie exprimera jamais (et c'est pourquoi, toute philosophie la réserve, comme sa dernière cartouche, ou plutôt comme le secret de sa puissance de feu). <br /> Quand vous dites, Démocrite, "Je ne doute pas que dans le jardin des nihilistes puisse aussi fleurir une joie tragique", vous avez, je crois, profondément raison. J'ajouterai, si vous le permettez, deux choses : cette joie DOIT fleurir, car sans elle il n'y a aucune production philosophique possible, pas même "nihiliste". En outre, elle n'est pas tragique. Mais ça, c'est le secret… Chut, donc.
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F
Hé ! Mais ! Voyez-vous ça ! On dégaine son Nietzsche ! <br /> <br /> "Réactif"! <br /> <br /> C'est qu'on tape sacrément fort avec ce mot ! On tient le marteau qui terrasse l'adversaire : "Ta rhétorique te trahit! T'assumes pas le tragique! Et la puissance du corps? Hein? Qu'en fais-tu? Sais-tu seulement ce que peut ton corps? Petite santé! Va donc, hé !, réactif!". <br /> <br /> Me voilà donc défait, posture et pose démasquées. <br /> <br /> Je vais tâcher de me remettre de cette blessure. Encore une !
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D
Vous dites, mon cher Frédéric, que le réel (la mort, le hasard) n'est rien et déplorez dans le même temps le fait que l'épicurien ou Spinoza ou Montaigne qui est aussi très proche d'Epicure, considère la mort comme n'étant rien. Surtout ne pas aborder ce qui fâche ! En voilà une étrangeté. Si le réel n'est rien, il n'y a aucune raison de parler de la mort, pourquoi faudrait-il parler de rien ? Et pour dire quoi ? Puisqu'elle ne signifie rien. Qu'elle est tout de même quelque chose ? Allez au bout de votre logique, le réel, ce n'est pas rien, n'est-ce pas ?<br /> <br /> "Dans ce réel, l'expérience du plaisir de vivre est effective. Mais, pour autant, le réel reste insignifiant parce qu'il n'est rien."<br /> <br /> Que votre plaisir de vivre soit insignifiant, j'en suis complètement d'accord, mais qu'il ne soit rien relève soit d'une dogmatique fermée sur elle-même et curieusement abstraite, soit d'un déni du corps et de sa puissance tragique qu'il conviendrait d'interroger. Comment ce qui est effectif pourrait-il n'être rien ? Votre expérience de la souffrance n'est-elle pas réelle ? Certes, votre plaisir ne fait pas monde et ne veut rien dire du tout mais je vous le souhaite tout de même le plus intense possible.<br /> <br /> Il y a manifestement quelque chose que vous voulez taire à tout prix ou que vous refusez d'aborder et qui a à voir avec le corps et sa puissance propre, et la créativité que le hasard rend possible. Mais si vous l'abordez, vous sabordez par la même occasion ce que vous appelez le nihilisme. <br /> <br /> Il m'apparaît clairement que le nihiliste n'assume pas le tragique jusqu'au bout et se réfugie dans la posture d'un moi blessé luttant contre les chimères idéalistes en opposant le rien à l'être. Cette réthorique me semble purement réactive comme si elle souffrait d'indigestion chronique. Il y a quelque chose qui, au milieu de l'impermanence universelle, ne passe décidément pas.<br /> Après votre mort, Camarade Frédéric, les choses continueront...mais autrement (sed aliter) ; le réel ne disparaîtra pas avec vous.<br /> <br /> Portez-vous bien.
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H
"Une maladresse syntaxique vous a induit en erreur, Hervé. Le nihiliste ne cherche pas à donner un sens aux gesticulations de ses semblables (même s'il en devine les motivations ou les visées), mais il regarde ses semblables s'évertuer à trouver un sens à leurs gesticulations."<br /> <br /> En effet, merci pour votre réponse.
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F
Cher Hervé, cher Démocrite, cher GK,<br /> <br /> La mélancolie est une tristesse voluptueuse accompagnée de nulle idée précise de sa cause. <br /> <br /> Le mélancolique, malade du temps, porte en soi son arrière-monde de lectures, de films vus et revus, de chagrins d'amour, de déboires amicaux, de deuil, etc., qui le place dans ce que j'appelle un décalage existentiel. <br /> <br /> La mélancolie est ce sixième sens grâce auquel — ou à cause duquel — une conscience ressent et saisit le réel comme un non-monde. Dans ce réel, l'expérience du plaisir de vivre est effective. Mais, pour autant, le réel reste insignifiant parce qu'il n'est rien : il n'est pas un être ou, si l'on préfère, il n'a rien de l'être qu'on lui suppose quand on désire voir en lui un monde. <br /> <br /> Impermanence. Hasard. Mort. <br /> <br /> Cette insignifiance, nul mortel ne l'ignore pour en faire toujours l'épreuve. Or, précisément, les discours éthiques — les sagesses visant la béatitude, l'ataraxie, le bonheur, etc. — expriment le désir que ce réel ne soit pas si cruellement insignifiant. Dès lors, on évitera de parler de ce qui fâche, ou plutôt d'y penser : le hasard, le temps, la mort. La mort n'est rien ; il ne faut pas méditer sur la mort; il y a des choses qui dépendent de nous notamment nos représentations ou nos idées que nous nous devons de rendre adéquates ; pour nos actions, une moitié revient à la fortune, l'autre moitié revient à notre détermination ; quant au temps qui passe, là encore décrétons que ni la nostalgie, ni l'espoir, ni l'angoisse, ne nous affecteront. Etc. <br /> <br /> Une maladresse syntaxique vous a induit en erreur, Hervé. Le nihiliste ne cherche pas à donner un sens aux gesticulations de ses semblables (même s'il en devine les motivations ou les visées), mais il regarde ses semblables s'évertuer à trouver un sens à leurs gesticulations. <br /> <br /> Sur ce dernier point, l'Ecclésiaste me semble illustrer ce que j'essaie d'exprimer.<br /> <br /> Cordiales salutations,<br /> <br /> FS
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G
Cette expression ne me convient qu'à demi parce qu'elle charrie trop complaisamment des connotations de dégoût et de répulsion - alors qu'il s'agit tout simplement de dire que l'univers, le multivers - ne fait pas "monde", ne présente rien qui soit de nature à nous satisfaire ou nous consoler.<br /> Que l'épicurien construise un quasi-monde à sa convenance, dans la mesure du possible, je ne vois pas en quoi il y aurait lieu de s'en offusquer. Qui donc veut, et selon quelle logique, faire de sa vie le témoignage douloureux, le "martyrologue" pathétique et angoissé de la déception universelle? En quoi serait plus grandiose de camper sur les cimes du désespoir? Je soupçonne dans le nihilisme une bonne dose de mauvaise foi doublée d'histrionisme esthétique. Bref : une attitude.
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D
Cher Frédéric,<br /> <br /> Je ne peux qu'être d'accord avec vous sur le constat de l’insignifiance et du tragique. Je partage votre critique du blabla et du chichi, du prêchi-prêcha métaphysique. Je signe même. Mais il manque quelque chose dans votre approche qui fait partie intégrante de l’expérience tragique et que vous semblez systématiquement écarter. Vous rappelez, à juste titre, l'insignifiance du réel et par conséquent le fait qu'il n'y ait pas de monde ou de cosmos. Je partage entièrement ce constat et toutes les pages de ce blog sont nourries, si j'ose dire, de cette "évidence antimétaphysique", de l'insignifiance tragique.<br /> <br /> Mais l'insignifiance n'est pas le rien. Le réel est insignifiant, il n'y a pas de monde (quoique les animaux comme les végétaux paraissent vivre dans un monde tout à fait territorialisé et chargé de signaux, à défaut de signes) mais il y a quelque chose ; il y a l'im-monde, cet impensable, cet insaisissable, cette idiotie dont parle Rosset et qu'aucun langage ne saisit. <br /> <br /> Lorsque le réel fait irruption dans la conscience, d'abord sous la forme de la brisure, du silence, de l'effroi devant l'impermanence, de la mort et de la souffrance, il défait définitivement tout réflexe de métaphysiciens. Le réel est innommable mais il s'expérimente. <br /> <br /> Je ne mets pas sur le même plan, comme vous le faites, et nous en avions d'ailleurs un peu discuté lors de votre intervention à Pau, épicurisme et stoïcisme, car la présence de l’immonde qui alimente la faille de la conscience philosophique et qu’on trouve dans l’atomisme ne se résorbe pas par la pratique. Ce n’est pas la même chose de recoudre la faille, de la nier, de la dissoudre dans une rationalité universelle à la manière stoïcienne et de la nommer pour la placer psychiquement au centre d’une pratique dont le tragique peut constituer l’élément central. La pensée tragique d’un Lucrèce, disciple admiratif d’Epicure n’a rien à voir avec la métaphysique d’Aristote ou la culture des arrières-mondes de Platon qui nourrissent pourtant des éthiques (en réalité des morales)aux contenus totalement distincts. Toute éthique ne recouvre pas nécessairement ce que vous dites car l'important n'est pas l'intention mais l'émergence d'une intuition. Vous faites ici une réification qui me paraît abusive et qui ne tient pas compte de la reconnaissance plus globale de l’expérience tragique.<br /> <br /> Parmi ce qu'il y a, il y a aussi l'expérience de la joie, l'expérience de la création. Tout cela est parfaitement insignifiant mais cela n'est pas rien. J'observe, mon cher Frédéric, que vous ne parlez pas de cet aspect du tragique. Vous n'abordez ce dernier que sous l’angle de la pulsion de mort et de la destruction qui ne sont pas contestables. Ne sont pas non plus contestables certaines expériences qui stimulent, excitent, encouragent, augmentent ou qui affaiblissent, diminuent, limitent, épuisent : c'est d'abord de la physiologie. <br /> <br /> L’homme de pouvoir croit au pouvoir, le nazi incarne le délire ontologique, le croyant a besoin d'une autre rive pour supporter sa condition. La puissance d’agir, de sentir et d’expérimenter ne fait l’objet d’aucune croyance lorsqu’elle est articulée à l’intuition du réel. La joie tragique est une expérience aphasique, non une théorie. Pour Spinoza, la nature ne parle pas, elle est insignifiante dans le jeu inépuisable de sa causalité infinie parce qu’elle est sans sujet et sans volonté. Les hommes la font parler et "la font délirer avec eux". <br /> L'éthique, de ce point de vue, n'est plus un programme de restauration du sens, de réhabilitation de l'être mais la possibilité d’une intensification de la conscience du réel par la mise en situation, en acte, de ce qui augmente ou affaiblit une énergie (cet aspect des choses est très présent chez Spinoza); tout rapport de signification demeurant parfaitement inutile et "délirant". Sur ce plan, l’éthique reste parfaitement silencieuse comme l’est le réel. <br /> Pourquoi écrire ? Pourquoi parler ? D’abord pour se divertir, sans doute pour témoigner de ce qui se passe en soi (écriture biographique malgré soi) et qu’on cherche à balbutier adéquatement (notre plaisante illusion), enfin, pour rendre éventuellement possible (le croit-on) l’irruption d’un Kaïros, d’un geste créateur chez le lecteur ou l’auditeur dans son silence idiosyncrasique. Mais cela n’appartient en rien à l’écrivain, écrit- vain, dépossession tragique du projet qu’on prétend porter. <br /> Ce n’est pas dans le langage ni dans la volonté d’un sujet que les choses se passent mais dans l’infrastructure chaotique de notre configuration passagère ou atomique, ce « il y a » qui nous constitue et nous dépasse et nous éveille aussi à la conscience philosophique (Schopenhauer). <br /> <br /> Le nihiliste se divertit du spectacle souvent grotesque que lui offre ses semblables (en réalité) mais si, comme eux, il se divertit, c’est avec la conscience de l'insignifiance. Il n’en tire certainement aucune gloire. Mais peut-être cela stimule-t-il son corps, sa perception et l’incite de manière toute alchimique à déployer sa puissance d'agir, d’écrire et /ou de séduire. C'est qu’il faut bien parler de quelque chose à défaut de dire quoi que ce soit. Je ne doute pas que dans le jardin des nihilistes puisse aussi fleurir une joie tragique.<br /> <br /> Amitiés atomistiques
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