L'esprit de Spinoza
Je n'imaginais pas, en me faisant l'interprète décalé de Robert Misrahi, qu'une discussion aussi soutenue allait prendre forme ici même autour de la pensée de Spinoza. C'est une belle et heureuse surprise et je tiens à remercier tous les participants, Tante Léonie, Robert Misrahi, Hervé, Frédéric Schiffter, Jean Tellez, GK pour la fécondité de leurs arguments et pour l'élan créatif qui se déploie, grâce à eux, sur ce blog.
Nombreux sont les désaccords. Je me sens personnellement très en phase avec la dernière intervention de Jean Tellez : toute philosophie procède d'une intuition cachée, d'une idiosyncrasie, d'un état du corps, d'une blessure sans doute, par où s'engouffre le souffle du réel qui motive la pensée et l'exigence philosophique. La pensée est toujours seconde comme l'idée adéquate qui ne l'est que de surcroît. Ne pouvant produire une trop longue réponse dans les commentaires, je propose ces quelques arguments dans ce nouvel article que j'intitule l'esprit de Spinoza. Ces quelques notes sont largement inspirées par le commentaire le plus incisif, celui de Frédéric Schiffter posant un problème de fond, Spinoza, asile de l'illlusion ?
Cher Frédéric,
je ne suis pas tout à fait sûr que le "spinoziste" dont vous parlez dans votre dialogue imaginaire ait bien lu l’auteur dont il se réclame. Comme le souligne Hervé, son "espoir" trahit son incompréhension. Son désir de changer l'autre (désir pour le moins suspect) avec un programme et des recettes ne peut que lui attirer beaucoup de problèmes à commencer par celui que vous illustrez avec brio. Tout ce la n’est pas très spinoziste.
La catégorie du pouvoir et de la jouissance est présente chez Spinoza comme celle de la puissance et de la joie. Ces deux dimensions s'expérimentent hors de toute interprétation morale de type prêchi-prêcha ; toutes deux expriment une part du réel, c'est-à-dire du tragique (de la nature) qui est à la fois, dégradation et création.
Qu’un individu jouisse de sa haine, de la violence qu’il fait subir aux autres ou de celle qu’il s’inflige à lui-même sur un mode pathologique, cela est parfaitement observable et cette expérience repose sur un accroissement de la division (interne ou externe) comme des pouvoirs qui officient. Cet accroissement reste toujours plus faible qu’un rapport de puissance même s’il peut être épouvantablement destructeur (surtout s’il devient la norme), ce que vous ne manquez pas de rappeler à juste titre.
Les rapports de puissance et non de pouvoir sont beaucoup plus efficaces et surtout beaucoup plus riches sur le plan des interactions et de la création. Ceux qui enseignent la philosophie le savent. Ce n’est pas en ajoutant de la tristesse ou de la division ou de la violence qu’on favorise en classe l’éclosion d’une pensée critique et la possibilité de rire parfois ensemble et de philosopher (un peu).
Un professeur qui par son autorité (augere) et sa compétence augmente la puissance d’agir et de penser de ses élèves stimule la joie d’assister à ses cours. J’en ai fait très souvent l’expérience, en tant qu’élève d’abord (mais assez rarement), en tant qu’étudiant ensuite où je me réjouissais profondément à l’idée de suivre certains cours (celui de Pierre Macherey sur Spinoza notamment) mais aussi en tant que professeur. (« L’amour est la joie qui accompagne l’idée d’une cause extérieure », aimer c’est se réjouir). Telle est, à mon sens, la joie spinoziste qui ne se distingue pas de la liberté ; liberté qui n’a rien à voir avec la recherche d’un idéal mais qui s’expérimente en acte par le fait de déployer de nouvelles possibilités. C’est ce que Robert Misrahi appelle « les actes de la joie ».
Au contraire, et comme le souligne Deleuze, les passions tristes (le pouvoir comme modalité d’action) naissent lorsqu’un sujet est tenu éloigné, tenu à l’écart de sa propre puissance qui exprime pourtant une part de la puissance du réel (« L’homme n’est pas un empire dans un empire. »).
Un des mérites de la pensée de Spinoza est précisément de ne pas se réduire à une anthropologie ou à une psychologie (pourtant présente) et d'articuler le désir au plan de l'immanence, "le tout de la réalité" qu'il appelle la nature.
Par conséquent, autrui ne constitue pas pour l'auteur de l'Ethique le référent ultime de la conscience. Le livre débute par la Nature (Dieu) et non la nature humaine ou la société. L’enjeu n’est nullement de changer la nature humaine (cela n’a aucun sens) mais de rendre possible pour quelques-uns un élargissement significatif de la conscience par la saisie intuitive du Tout (c’est-à-dire du Réel). L'horizon d'un sujet n'est donc pas nécessairement la figure haïssable ou désenchantée de l'autre ou de l’homme (qu’est-ce donc qu’un homme ?) mais le réel en tant que butée indépassable qui nous conditionne et nous englobe.
C’est la conscience du réel qui rend possible l’acte philosophique inaugural et non une pseudo-transformation introspective.
Le moraliste dit vrai mais il lui manque une dimension tout aussi fondamentale du réel qu'aucun portrait humain n'épuise, car son objet, si pertinent soit-il, reste étriqué et partiel. Le moraliste ne s’intéresse qu’à la comédie humaine sur fond de tragique. C’est essentiel mais cela ne fait pas une philosophie. De même, le pessimiste dit vrai car « on va tous crever » mais il lui manque le versant tout autant constitutif du réel qui correspond à la vitalité d’un organisme, à ses possibilités d’invention et de création dont on ignore le plus souvent tout (« On ne sait pas ce que peut un corps »). Spinoza est clairement du côté de la dimension créative du tragique, ce qui le fait passer pour un optimiste - qu’il n’est pas à mon sens car il n’est pas dupe de la force et du pouvoir des passions tristes qui animent l‘humanité.
Cela dit, je ne peux pas être complètement spinoziste car le reproche qu’on peut adresser au pessimiste, il est aisé de le retourner vers Spinoza. Et les pulsions de mort, qu’en faites-vous mon cher Baruch ? Cela n’existe pas, cela ne peut pas exister. La négativité est liée à des causalités extérieures et non à la nature du corps ou de l’esprit. C’est une indéniable limite !
Comme pour Clément Rosset, je crois pourtant que le mérite de l’homme est de mettre l’accent sur le rapport au tout, c’est-à-dire au réel (Logique du pire) (le déterminisme pouvant parfaitement se comprendre comme la figure inversée du hasard) ; la représentation toujours seconde reste animée par des désirs qui sont autant "d’états du corps" dont nous ignorons la puissance et les ressources. Ce vitalisme pré-nietzschéen est une source d’inspiration particulièrement féconde pour l’inlassable marcheur en Pyrénées que je suis et qui fait sans cesse l’expérience de sa modeste puissance d’agir au bord de l’abîme. Et cette puissance "en marche" est un des actes de la joie qu'il m'est impossible de réfuter puisque je le vis et l'expérimente ainsi.
Portez-vous bien