Prof de philo : une signifiant meurtrier.
Il n’est jamais simple de répondre à quelqu’un qui m’interroge sur mon « identité » professionnelle. Non pas qu’il y aurait une gêne de ma part mais plutôt que l’annonce de cette charge produit presqu’immanquablement l’effet d’une petite bombe, d’une déflagration qui se manisfeste sous la forme d’un : Houla !, d’un Ouuuf ! d’un Bououou!, d’une mimique instantanée chez mon interlocuteur, traduisant un malaise, une inquiétude voire une panique. « Je suis professeur de philosophie ». Il vaut mieux dire « prof » que professeur, histoire de faire « ludique », « léger ». Il est préférable de dire « philo » plutôt que philosophie si on ne veut pas que l’autre ne s’évanouisse d’un coup. Donc voilà, « je suis prof de philo ». (Il est d’ailleurs remarquable d’observer combien la philosophie s’est évaporée dans les médias au profit, si on peut dire, du « label philo » donnant presque le sentiment qu’il s’agit d’un loisir à consommer comme les soldes ou à pratiquer comme le football, la pétanque ou le tricot ; faire de la philo, c’est rigolo, n’est-ce pas ? d’autant que cette amputation ne retient que philein ([aimer, ami de] et sabre la sophia, mais passons… )
Rien n’y fait. Ces mots, même partiellement dénaturés, portent avec eux leur implacable venin hypnotique. Car la rencontre intersubjective disparaît sous la représentation qu’impose une certaine chaine signifiante. Me voici donc, non pas découvert dans des caractéristiques singulières mais totalement recouvert par l’impressionnante résonance, par la masse diabolique et pourtant impalpable qui enveloppent, surdéterminent le signifiant « professeur de philosophie ». Me voici magiquement écarté du reste des vivants, placé malgré moi sous la cloche infernale de l’esprit de sérieux auquel je ne puis plus échapper.
En règle générale, un enseignant d’une autre discipline ne rencontre pas ce type de problème ou en tout cas pas à ce niveau. L’interlocuteur se laissera peut-être aller aux préjugés ordinaires attachés au métier (toujours en vacances, râleurs, en grève, fainéants et j’en passe). Un de mes collègues, philosophe et ami à la retraite, avait d’ailleurs décidé de se faire passer pour un prof de français sitôt qu’il partait en vacances et s’en était trouvé grandement soulagé tant les réactions n’avaient plus cette dimension psychodramatique. Prof de français, ça passe et on vous fout la paix; prof de philo, c’est l’indigestion assurée.
Ajouter à la fonction de « professeur » la particule « de philosophie » embarrasse terriblement l’autre au point qu’il se sente pris au piège, contraint à un devoir d’autojustification. Comment faire face à une telle fonction ? Comment peser soi-même devant quelqu’un qu’on suppose savoir? Que dire à celui qui est censé représenter la grande raison universelle et maîtriser les auteurs les plus difficiles?
Le regard troublé qui me fait face parle et exprime malgré lui une sorte de conflit intérieur : « Aie ! Aie ! Aie ! Il faut être intelligent ! Finie mon idiotie, terminée ma spontanéité, je dois maintenant me prendre la tête pour être à la hauteur d’un type qui avait l’air plutôt sympathique et qui vient me gâcher la soirée avec tout ce dont je n’ai pas envie de parler et qui, de surcroît, me renvoie à mon incompétence. »
L’autre réaction observable est celle de l’admiration béate et de la régression immédiate devant l’idole du signifiant. « Ce métier doit être fantastique ! Ce doit être passionnant de corriger des copies de philosophie (sic !), de participer à l’élévation des esprits, quelle chance extraordinaire, quelle connaissance vous devez posséder etc.»
Dans tous les cas ou presque, j’assiste, impuissant, à l’effet dévastateur d’une représentation qui tend illusoirement à conforter la croyance selon laquelle le philosophe vit hors de la réalité alors que les autres s’y prélassent et en jouissent paisiblement. Aucun mot, aucune posture ne viennent contrebalancer la violence de la charge que l’esprit s’inflige à lui-même à cette occasion.
En prononçant simplement les mots qui identifient une fonction professionnelle, j’opère simultanément le meurtre d’une relation possible. Le pouvoir du langage excède la subjectivité et aliène l’intersubjectivité. Comme l’avait bien vu Sartre, identifier quelqu’un revient immanquablement à le chosifier. Mais avec la philosophie, la chosification opère en miroir, double aliénation pour ceux qui seraient dupés par le langage.
Il est difficile d’échapper à son signifiant et je plains de tout cœur les sujets humains se présentant comme psychiatres, psychanalystes ou cancérologues. J’imagine aisément les conduites phobiques que ces braves gens doivent susciter autour d’eux. Il vaut mieux se dire masseur-kinésithérapeute, j’ai essayé une fois et je dois reconnaître que le signifiant « masseur » produit un effet immédiat lorsqu’on veut « entrer en relation ». L’autre –kinésithérapeute- a eu très rapidement raison de mon subterfuge.