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DEMOCRITE, atomiste dérouté
27 juillet 2011

Prof de philo : une signifiant meurtrier.

 

       Il n’est jamais simple de répondre à quelqu’un qui m’interroge sur mon « identité » professionnelle. Non pas qu’il y aurait une gêne de ma part mais plutôt que l’annonce de cette charge produit presqu’immanquablement l’effet d’une petite bombe, d’une déflagration qui se manisfeste sous la forme d’un : Houla !, d’un Ouuuf ! d’un Bououou!, d’une mimique instantanée chez mon interlocuteur, traduisant un malaise, une inquiétude voire une panique.   « Je suis professeur de philosophie ». Il vaut mieux dire « prof » que professeur, histoire de faire « ludique », « léger ». Il est préférable de dire « philo » plutôt que philosophie si on ne veut pas que l’autre ne s’évanouisse d’un coup. Donc voilà, « je suis prof de philo ». (Il est d’ailleurs remarquable d’observer combien la philosophie s’est évaporée dans les médias au profit, si on peut dire, du « label philo » donnant presque le sentiment qu’il s’agit d’un loisir à consommer comme les soldes ou à pratiquer comme le football, la pétanque ou le tricot ; faire de la philo, c’est rigolo, n’est-ce pas ? d’autant que cette amputation ne retient que philein ([aimer, ami de] et sabre la sophia, mais passons… )

        Rien n’y fait. Ces mots, même partiellement dénaturés, portent avec eux leur  implacable venin hypnotique. Car la rencontre intersubjective disparaît sous la représentation qu’impose une certaine chaine signifiante. Me voici donc, non pas découvert dans des caractéristiques singulières mais totalement recouvert par l’impressionnante résonance, par la masse diabolique et pourtant impalpable qui enveloppent, surdéterminent le signifiant « professeur de philosophie ». Me voici magiquement écarté du reste des vivants, placé malgré moi sous la cloche infernale de l’esprit de sérieux auquel je ne puis plus échapper.

       En règle générale, un enseignant d’une autre discipline ne rencontre pas ce type de problème ou en tout cas pas à ce niveau. L’interlocuteur se laissera peut-être aller aux préjugés ordinaires attachés au métier (toujours en vacances, râleurs, en grève, fainéants et j’en passe). Un de mes collègues, philosophe et ami à la retraite, avait d’ailleurs décidé de se faire passer pour un prof de français sitôt qu’il partait en vacances et s’en était trouvé grandement soulagé tant les réactions n’avaient plus cette dimension psychodramatique. Prof de français, ça passe  et on vous fout la paix; prof de philo, c’est l’indigestion assurée.

        Ajouter à la fonction de « professeur » la particule « de philosophie » embarrasse terriblement l’autre au point qu’il se sente pris au piège, contraint à un devoir d’autojustification. Comment faire face à une telle fonction ? Comment peser soi-même devant quelqu’un qu’on suppose savoir? Que dire à celui qui est censé représenter la grande raison universelle et maîtriser les auteurs les plus difficiles?   

        Le regard troublé qui me fait face parle et exprime malgré lui une sorte de conflit intérieur : « Aie ! Aie ! Aie ! Il faut être intelligent ! Finie mon idiotie, terminée ma spontanéité, je dois maintenant me prendre la tête pour être à la hauteur d’un type qui avait l’air plutôt sympathique et qui vient me gâcher la soirée avec tout ce dont je n’ai pas envie de parler et qui, de surcroît, me renvoie à mon incompétence. »

        L’autre réaction observable est celle de l’admiration béate et de la régression immédiate devant l’idole du signifiant. « Ce métier doit être fantastique ! Ce doit être passionnant de corriger des copies de philosophie (sic !), de participer à l’élévation des esprits, quelle chance extraordinaire, quelle connaissance vous devez posséder etc.»

       Dans tous les cas ou presque, j’assiste, impuissant, à l’effet dévastateur d’une représentation qui tend illusoirement à conforter la croyance selon laquelle le philosophe vit hors de la réalité alors que les autres s’y prélassent et en jouissent paisiblement. Aucun mot, aucune posture ne viennent contrebalancer la violence de la charge que l’esprit s’inflige à lui-même à cette occasion.

      En prononçant simplement les mots qui identifient une fonction professionnelle, j’opère simultanément le meurtre d’une relation possible. Le pouvoir du langage excède la subjectivité et aliène l’intersubjectivité. Comme l’avait bien vu Sartre, identifier quelqu’un revient immanquablement à le chosifier. Mais avec la philosophie, la chosification opère en miroir, double aliénation pour ceux qui seraient dupés par le langage.

Il est difficile d’échapper à son signifiant et je plains de tout cœur les sujets humains se présentant comme psychiatres,  psychanalystes ou cancérologues. J’imagine aisément les conduites phobiques que ces braves gens doivent susciter autour d’eux.  Il vaut mieux se dire masseur-kinésithérapeute, j’ai essayé une fois et je dois reconnaître que le signifiant « masseur » produit un effet immédiat lorsqu’on veut « entrer en relation ». L’autre –kinésithérapeute- a  eu très rapidement raison de mon subterfuge.  

 

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Commentaires
D
Oui, vous avez bien sûr raison, artrip, "nous sommes inéluctablement dans la représentation" mais il y a des représentations - des signifiants - qui sont producteurs d'effets particuliers. C'est cela qui est ici interrogé. La force du langage circule moins dans le sens des choses que dans la résonance diabolique - celle qui divise - de certains mots, bien plus chargés que d'autres. De ce point de vue, tout devient bien plus compliqué qu'il n'y paraît car la mise en relation est immédiatement perturbée par un régime d'échos en circulation dans l'infrastructure et dont aucun des sujets n'est maître. Voilà pourquoi réduire le problème au problème de l'autre ("c'est son problème" dites-vous) est évidemment une réponse possible mais ce qui m'intéresse ici est moins la réponse que le processus à l'oeuvre et dont je tente de rendre compte.<br /> portez-vous bien.
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A
Voilà mon commentaire avec des propos de non philosophe :<br /> <br /> Finalement tout est plus simple, me semble t-il. Nous sommes toujours plus ou moins dans la représentation, travail, aspect extérieur et il est inévitable que la personne en face de nous se représente une idée de ce que nous sommes.<br /> Mais justement, passer au delà de cela, se dire que la représentation que se fait l'autre n'a aucune importance, que c'est son problème à lui. Gérons déjà nous-même notre propre vie intérieure.<br /> Ma cancérologue effectivement me racontait qu'il lui arrivait souvent de cacher sa spécialité.<br /> Je vous dis cela car je suis moi-même porteuse d'un cancer depuis longtemps, toujours traité, et maintenant je n'ai plus aucun problème pour afficher ma maladie.Si un visage de terreur s'affiche, je me dis, "C'est son problème, il a du chemin à faire."<br /> Au contraire, pour moi prof de philo, c'est une image positive. Au moins qqn qui se pose des questions et ne se laisse pas aller à la béatitude ambiante.
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J
Ah ah j'aime bien l'idée de dire "prof de philo" au lieu de "professeur de philosophie" pour ne pas affoler son interlocuteur... C'est tellement vrai !
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B
Dans la pratique analytique,le sujet rencontre son objet dans les moments rares d'ouverture où il se dévoile,libre du fantasme qui jusque-là le recouvrait,avant que ne se referme pour le sujet l'ordre inconscient par lequel il est déterminé,et dans lequel l'acceptation ou le rejet d'un auteur ou d'un Maître n'a pas de prise.
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T
Un personnage mécontent de son auteur se levait la nuit, et subrepticement, cachait le porte-plume ! @Cédric<br /> Ou alors, s'il était très très content, il pouvait guider la main de son auteur, et ce dernier n'avait qu'à écrire comme sous la dictée...
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B
Rien n'empêche à un signifié d'avoir du sens lié à un "comportement".Et dans ce cas là votre démarche reste très consistante.Car le signifié reste du domaine de l'Imaginaire.Le Symbolique étant du domaine de l'aventure du vingt et unième siècle.(voir plus haut le dépôt de mon commentaire initial).
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C
Comment un personnage peut-il être agacé ? ;-)
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T
Réduire une personne à sa fonction sociale est une violence, pure et simple ! Une négation ! Il y a tant de cadres prêts à l'emploi ! <br /> Tant pis : "l'essentiel est invisible pour les yeux", surtout si l'interprétation fait l'impasse sur les nuances ! <br /> Je me demande si d'avoir mis en doute l'existence de Tante Léonie ne l'a pas un peu agacée !
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D
Non Camarade, <br /> "l'hallucination sonore" est ici un nom possible pour "l'image acoustique du mot". Tout cela résonne dans le murmure cacophonique des choses dont le sens est parfaitement secondaire mais qui néanmoins produisent du comportement.
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B
j'ai bien vu en vous quelqu'un qui a le maniement des concepts facile.Dois-je vous rappeler les régles de la "chapelle" lacanienne au sujet de la spécifité propre de la primauté du signifiant sur le concept?<br /> L"hallucination sonore" chez Cioran est du signifié.
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