Le langage, une anti-métaphysique ?
Le langage articulé, qui singularise notre espèce et lui confère un pouvoir sans précédent dans l'histoire de l'évolution, est associé bien volontiers à l'idée d'émancipation du sujet, à la construction de l'identité personnelle et au développement des facultés supérieures de l'intelligence. En effet, l'accès au langage et à l'univers symbolique marque une rupture sans retour avec le monde magique de l'enfance, qui désigne étymologiquement cette période pendant laquelle le petit d'homme ne parle pas (infans, du latin fari, parler). L'accès au langage caractérise dans le même temps cette essentielle séparation de l'homme à la nature en le coupant de la bête qui ne saurait parler ainsi que nous, pour déplaire à Montaigne. Il est d'ailleurs remarquable que le renforcement apparent de l'autonomie individuelle soit directement lié au pouvoir de détermination de l'Autre, c'est-à-dire de l'ordre social qui le façonne par la puissance des 'institutions "lesquelles déterminent toutes les manières de sentir, de penser et d'agir que l'individu trouve préétablies dans la société" (Durkheim). Le langage témoigne du caractère interdépendant de la réalité humaine et de ce fait, d'un primat revendiqué de l'ordre symbolique sur le désordre et le chaos de ses impulsions organiques initiales. Le sujet humain, pour exister en tant que tel, est sommé de se tenir hors de la sphère primitive de son organisme. Nous le savons depuis Kant, si l'accès au je exprime ce mouvement irréversible vers une pensée de soi- même (conscience de soi), il fait dans le même temps reculer ce sentiment de soi qui s'enracine dans un mode plus primitif parce que sensoriel et organique que les animaux doivent partager avec nous (Feuerbach).
Nous ne naissons pas avec la maîtrise de la parole, avec une aptitude spontanée à la formulation. Toute une partie de notre vie se déroule hors de la sphère de la pensée, avant toute représentation, avant toute rationalité. Faisons le pari que cette expérience inaugurale, celle de l'enfance pré- langagière constitue la première expérience métaphysique, celle d'un mode de contact au réel dont nous ne gardons plus guère de traces, du moins dans notre activité consciente. Et pourtant, cette période peut se comprendre comme la seule universellement vécue qui soit celle d'une vérité pure de la présence au réel, un réel non dédoublé, non représenté, vécu sur le mode de l'immédiateté brute, celle qu'on pourrait envier à l'animal en secret, comme dit Nietzsche, qui jouit de sa présence au monde, attaché au piquet de l'instant (Nietzsche, Considérations inactuelles) sans jamais se soucier du devenir ou de son passé. Une fois entré dans le langage, l'homme alourdi par cette chaine de son histoire inscrite de manière indélébile dans sa mémoire se souvient et ses malheurs commencent.
Sans doute, sommes-nous tous passés par-là, par cette expérience première de l'aphasie jouissive, de la sensation pure, du vivre absolu, de cette Métaphysique des tubes dont parle Amélie Nothomb, qui témoigne à sa manière de la toute-puissance des organes. Dans ce roman, l'auteur décrit sa propre enfance sous la forme d'un récit archéologique, enfance qui résiste ordinairement à la mémoire de l'homme parce qu'ensevelie sous le poids de la tyrannie de la conscience. Amélie se souvient de cette pré-histoire, anté-langagière, anté-discursive qui faisait d'elle une fille attardée, proche de la débilité et diagnostiquée quasi-autistique. Voilà une enfant qui refuse l'imposture de la domestication en demeurant celle qui ne parle pas, autrement dit une "enfant sauvage", une enfant inadaptée. Ses parents l'observent avec cette étrangeté propre à ceux qu'on ne reconnait pas tout à fait comme les siens. Amélie a quatre ans, elle ne prononce pas le moindre mot.
Sa force inébranlable réside dans son refus d'accéder au symbolique, dans sa résistance sans mesure. Son pouvoir inaugural est là, dans cette obstination au silence, dans cet incroyable rejet de l'existence. Amélie ne veut pas ex-sister, ne veut pas se tenir hors d'elle-même, hors de sa chair. Cette chair in-siste dans sa propre vitalité. Son in-sistance est celle d'un vouloir-vivre aveugle et sans but, d'une pure affirmation biologique, peut-être une volonté de puissance capable de défaire l'intentionnalité du "on" et des impératifs sociaux. Amélie fait la bête et ce faisant, témoigne de toutes les impostures de la convention et de la fragilité de l'humain qui lui demandent de faire l'ange.
Cette enfant a pressenti la perte et le viol d'une intimité dans l'accès pourtant valorisé au langage. Parler revient en effet à faire taire ses organes, à leur imposer la loi du sens et la conjugaison des verbes. Mais le verbe ne fait pas immédiatement jouir ; il fixe l'impulsion au signifiant et la vide de sa charge érotique ou meurtrière. Le signe indique le sens à emprunter et à occuper ; il montre la voie en imposant une maîtrise de l'autre (voix), une extinction. Il exige du sujet pensant et parlant la castration entière de ses cris.
L'humaine condition s'affirme à travers le dépassement et la transfiguration du cri en signes linguistiques articulés. Le langage permet-il encore de crier, de hurler à la face du monde son désaccord, c'est-à-dire la disharmonie de cette mélodie intérieure qui geint et livre son mécontentement en jets d'urine aléatoires ? Le désaccord est celui de l'instrument non réglé, antérieur à toute norme, à toute fréquence et à tout rythme. Il n'est certes pas d'ordre conceptuel et théorique. Il s'expose dans la mastication, le vomissement et le lâcher intempestif de gaz. Le cri du corps est un flux ondulatoire, une régurgitation d'atomes que les vocables devront contenir et humaniser. Nous devrons trouver des modes de satisfaction détournés, des formes sublimées du cri dans l'écrit afin de faire entendre la voix d'un corps dis-loqué par les mots (les maux !) et arraché à sa première insouciance métaphysique. Tel est sans nul doute le travail ou l'oeuvre de l'écrivain qui tente avec amertume et non sans quelque arrogance de construire un univers signifiant pour échapper dans un étrange paradoxe à la pesanteur du sens.
L'écrivain découvre la vanité de son projet, de vains cris que personne n'écoute, pas même lui, et qui animent en secret sa prose ; mais le langage l'a déjà ruiné et dépossédé de son essence métaphysique, de sa puissance organique première. Peut-être est-ce la raison majeure de l'écrit, courir derrière ce qui n'est plus, tenter d'exhumer quelques relents de cette pré-histoire dont l'entière vérité nous a définitivement échappé. A mesure que s'élabore le verbe et que s'affine la rhétorique, le meurtre de la chose initiale se rejoue dans cet implacable scénario tragique. Wilde fait remarquer que "toute pensée est immorale. Son essence même est la destruction ; quand nous pensons à quelque chose, nous le tuons. (Aphorismes)
Comment écrire quoi que ce soit lorsque nous sommes traversés, pourfendus, hachés par la double articulation du langage qui, à la fois nous précède, nous identifie, nous configure et nous survit ? Il serait flatteur de faire "l'éloge de la fuite" (Laborit), mais nul n'échappe au pouvoir des mots, à la fascination naïve de l'autre monde, aux rimes maladroites d'une prose stérile et impotente, prémâchées par la convention et préfabriquées par l'époque. Telle est l'imposture d'un langage qui élève l'homme dans la sphère des idées et le prive irrémédiablement de son souffle et de ses spasmes. Sans doute la jouissance pourra-t-elle surgir dans la perte de sens et l'égarement de la conscience, dans le jeu tourbillonnaire des associations que peut suggérer l'approche poétique. Mais dans ce cas, il faudra refuser à l'art toute prétention à la signification. Toute oeuvre d'art affirme par conséquent sa propre insignifiance et invite au silence.
L'authentique oeuvre d'art, celle qui ne parle pas, est donc nécessairement enfantine et aphasique.