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DEMOCRITE, atomiste dérouté
18 novembre 2011

Le langage, une anti-métaphysique ?

 

 

Le langage articulé, qui singularise notre espèce et lui confère un pouvoir sans précédent dans l'histoire de l'évolution, est associé bien volontiers à l'idée d'émancipation du sujet, à la construction de l'identité personnelle et au développement des facultés supérieures de l'intelligence. En effet, l'accès au langage et à l'univers symbolique marque une rupture sans retour avec le monde magique de l'enfance, qui désigne étymologiquement cette période pendant laquelle le petit d'homme ne parle pas (infans, du latin fari, parler). L'accès au langage caractérise dans le même temps cette essentielle séparation de l'homme à la nature en le coupant de la bête qui ne saurait parler ainsi que nous, pour déplaire à Montaigne. Il est d'ailleurs remarquable que le renforcement apparent de l'autonomie individuelle soit directement lié au pouvoir de détermination de l'Autre, c'est-à-dire de l'ordre social qui le façonne par la puissance des 'institutions "lesquelles déterminent toutes les manières de sentir, de penser et d'agir que l'individu trouve préétablies dans la société" (Durkheim). Le langage témoigne du caractère interdépendant de la réalité humaine et de ce fait, d'un primat revendiqué de l'ordre symbolique sur le désordre et le chaos de ses impulsions organiques initiales. Le sujet humain, pour exister en tant que tel, est sommé de se tenir hors de la sphère primitive de son organisme. Nous le savons depuis Kant, si l'accès au je exprime ce mouvement irréversible vers une pensée de soi- même (conscience de soi), il fait dans le même temps reculer ce sentiment de soi qui s'enracine dans un mode plus primitif parce que sensoriel et organique que les animaux doivent partager avec nous (Feuerbach).

Nous ne naissons pas avec la maîtrise de la parole, avec une aptitude spontanée à la formulation. Toute une partie de notre vie se déroule hors de la sphère de la pensée, avant toute représentation, avant toute rationalité. Faisons le pari que cette expérience inaugurale, celle de l'enfance pré- langagière constitue la première expérience métaphysique, celle d'un mode de contact au réel dont nous ne gardons plus guère de traces, du moins dans notre activité consciente. Et pourtant, cette période peut se comprendre comme la seule universellement vécue qui soit celle d'une vérité pure de la présence au réel, un réel non dédoublé, non représenté, vécu sur le mode de l'immédiateté brute, celle qu'on pourrait envier à l'animal en secret, comme dit Nietzsche, qui jouit de sa présence au monde, attaché au piquet de l'instant (Nietzsche, Considérations inactuelles) sans jamais se soucier du devenir ou de son passé. Une fois entré dans le langage, l'homme alourdi par cette chaine de son histoire inscrite de manière indélébile dans sa mémoire se souvient et ses malheurs commencent.

Sans doute, sommes-nous tous passés par-là, par cette expérience première de l'aphasie jouissive, de la sensation pure, du vivre absolu, de cette Métaphysique des tubes dont parle Amélie Nothomb, qui témoigne à sa manière de la toute-puissance des organes. Dans ce roman, l'auteur décrit sa propre enfance sous la forme d'un récit archéologique, enfance qui résiste ordinairement à la mémoire de l'homme parce qu'ensevelie sous le poids de la tyrannie de la conscience. Amélie se souvient de cette pré-histoire, anté-langagière, anté-discursive qui faisait d'elle une fille attardée, proche de la débilité et diagnostiquée quasi-autistique. Voilà une enfant qui refuse l'imposture de la domestication en demeurant celle qui ne parle pas, autrement dit une "enfant sauvage", une enfant inadaptée. Ses parents l'observent avec cette étrangeté propre à ceux qu'on ne reconnait pas tout à fait comme les siens. Amélie a quatre ans, elle ne prononce pas le moindre mot.
Sa force inébranlable réside dans son refus d'accéder au symbolique, dans sa résistance sans mesure. Son pouvoir inaugural est là, dans cette obstination au silence, dans cet incroyable rejet de l'existence. Amélie ne veut pas ex-sister, ne veut pas se tenir hors d'elle-même, hors de sa chair. Cette chair in-siste dans sa propre vitalité. Son in-sistance est celle d'un vouloir-vivre aveugle et sans but, d'une pure affirmation biologique, peut-être une volonté de puissance capable de défaire l'intentionnalité du "on" et des impératifs sociaux. Amélie fait la bête et ce faisant, témoigne de toutes les impostures de la convention et de la fragilité de l'humain qui lui demandent de faire l'ange.
Cette enfant a pressenti la perte et le viol d'une intimité dans l'accès pourtant valorisé au langage. Parler revient en effet à faire taire ses organes, à leur imposer la loi du sens et la conjugaison des verbes. Mais le verbe ne fait pas immédiatement jouir ; il fixe l'impulsion au signifiant et la vide de sa charge érotique ou meurtrière. Le signe indique le sens à emprunter et à occuper ; il montre la voie en imposant une maîtrise de l'autre (voix), une extinction. Il exige du sujet pensant et parlant la castration entière de ses cris.
L'humaine condition s'affirme à travers le dépassement et la transfiguration du cri en signes linguistiques articulés. Le langage permet-il encore de crier, de hurler à la face du monde son désaccord, c'est-à-dire la disharmonie de cette mélodie intérieure qui geint et livre son mécontentement en jets d'urine aléatoires ? Le désaccord est celui de l'instrument non réglé, antérieur à toute norme, à toute fréquence et à tout rythme. Il n'est certes pas d'ordre conceptuel et théorique. Il s'expose dans la mastication, le vomissement et le lâcher intempestif de gaz. Le cri du corps est un flux ondulatoire, une régurgitation d'atomes que les vocables devront contenir et humaniser. Nous devrons trouver des modes de satisfaction détournés, des formes sublimées du cri dans l'écrit afin de faire entendre la voix d'un corps dis-loqué par les mots (les maux !) et arraché à sa première insouciance métaphysique. Tel est sans nul doute le travail ou l'oeuvre de l'écrivain qui tente avec amertume et non sans quelque arrogance de construire un univers signifiant pour échapper dans un étrange paradoxe à la pesanteur du sens.                                                                  

L'écrivain découvre la vanité de son projet, de vains cris que personne n'écoute, pas même lui, et qui animent en secret sa prose ; mais le langage l'a déjà ruiné et dépossédé de son essence métaphysique, de sa puissance organique première. Peut-être est-ce la raison majeure de l'écrit, courir derrière ce qui n'est plus, tenter d'exhumer quelques relents de cette pré-histoire dont l'entière vérité nous a définitivement échappé. A mesure que s'élabore le verbe et que s'affine la rhétorique, le meurtre de la chose initiale se rejoue dans cet implacable scénario tragique. Wilde fait remarquer que "toute pensée est immorale. Son essence même est la destruction ; quand nous pensons à quelque chose, nous le tuons. (Aphorismes)
Comment écrire quoi que ce soit lorsque nous sommes traversés, pourfendus, hachés par la double articulation du langage qui, à la fois nous précède, nous identifie, nous configure et nous survit ? Il serait flatteur de faire "l'éloge de la fuite" (Laborit), mais nul n'échappe au pouvoir des mots, à la fascination naïve de l'autre monde, aux rimes maladroites d'une prose stérile et impotente, prémâchées par la convention et préfabriquées par l'époque. Telle est l'imposture d'un langage qui élève l'homme dans la sphère des idées et le prive irrémédiablement de son souffle et de ses spasmes. Sans doute la jouissance pourra-t-elle surgir dans la perte de sens et l'égarement de la conscience, dans le jeu tourbillonnaire des associations que peut suggérer l'approche poétique. Mais dans ce cas, il faudra refuser à l'art toute prétention à la signification. Toute oeuvre d'art affirme par conséquent sa propre insignifiance et invite au silence.
L'authentique oeuvre d'art, celle qui ne parle pas, est  donc nécessairement enfantine et aphasique.

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Commentaires
D
On peut tenter de classer les mots selon des catégories plus ou moins castratrices. Cela me semble guère opératoire sur le terrain que j'ai tenté d'explorer dans ce texte. Le langage est une institution et à ce titre, il contraint l'homme à se couler dans l'univers formaté du signe et dans "l'illusion grammaticale" dont parle Nietzsche. Comme la radicalité et la force du propos gênent, il est de bon ton d'introduire de la nuance, de la subtilité, c'est-à-dire de la mièvrerie en vérité comme s'il fallait à tout prix sauver l'idole, l'humaine condition...humain trop humain, décidément.<br /> Qu'il est difficile d'accomplir le meurtre de la culture, de passer de l'autre côté du miroir, du côté de "l'oubli animal"...
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N
Bonjour,<br /> superbe texte.<br /> <br /> Je ne suis pas sûr que l'on puisse traiter tous les mots de la même manière. Ils me semblent relever de classes de conscience distinctes. "Fourchette" n'a pas la même présence que "oui", de même que "métaphysique" ne sonne pas de la même manière qu' "ame". Il me semble aussi que le langage technique (y incluant le langage conceptuel) a pour fonction de couper l'homme de l'espace du corps et en particulier du silence qui le traverse. Assis, je peux entendre et danser avec le "oui"; avec "fouchette" ou "métaphysique", c'est plus difficile (sourire).
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C
Tout d'abord : très beau texte. ( Et ce qui est Beau Est de l'Art. )<br /> <br /> Mais vous permettrez que je laisse aller les mots des vôtres vers d'autres, inédits, simplement inspirés par mon état d'être au sortir de votre beau texte.<br /> <br /> L'enfance, d'accord. Puis les mots, pénibles, inadéquats, imparfaits. Puis la pensée, pénible, inadéquate, imparfaite. Puis la mort de la pensée, qui n'est pas un retour à l'enfance, qui est un bond en avant. Mort de 'Dieu', mort du Verbe. Non pas le surhomme, cette mascarade. Mais un au-delà de l'Homme. Où le langage est sorti de l'Homme. Où le langage est à disposition de l'Homme, libre, tranquille. Cette conscience nouvelle, n'est pas une conscience de l'enfance qui n'a pas les mots, une conscience animale qui n'a pas les mots, mais une conscience qui a les mots mais est libre de ne pas les utiliser. Voilà, l'au-delà de l'Homme. Détaché des mots, Il voit le monde sans eux, et Il ne les utilise que pour partager ce qu'il voit. <br /> <br /> Comme vous venez de le faire dans votre texte, comme je viens de le faire par ces mots.<br /> <br /> Bien à vous.
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T
Si la parole a du bon : ce qu'elle laisse entendre entre les mots,les maux ! Les organes quand ils prennent le pouvoir, finissent par avoir le dernier mot, tôt ou tard.<br /> Ils auront aidé, par leur silence même, à goûter la Beauté, et cette Beauté était là avant et sera là après. Le langage est un premier terreau sur lequel élaborer de l'Etre...et j'ai songé qu'Amélie refusait ce premier vaccin pour mieux engranger et créer Son propre langage... Je ne sais pas si je suis en train de m'engluer lamentablement dans un magma sans nom, mais je salue ici GK, Démocrite et Sibylle.
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S
Cher Démocrite, voilà une belle accroche : « L’authentique œuvre d’art est celle qui ne parle pas », merci ! Effectivement, le tableau est toujours« auto-figuratif »parce qu’il ne représente pas d’ob-jet, et « qu’en étant spectacle de rien précisément, il crève la peau des choses » ! C’est ainsi que l’auteur de « l’œil et l’esprit » dira que « la vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, c’est plutôt le peintre qui nait dans les choses comme par concentration et venue à soi du visible. » L’œuvre d’art n’est pas celle qui s’exprime à travers des onomatopées, des gazouillis ou du pur verbiage de ces sublimes critiques de salons au style alambiqué. Ridicules « Herméneutes » refoulés ! Ils ne font que gloser, glousser sur des toiles qui de toute façon leurs échappent. <br /> En réalité, la sculpture, la peinture libèrent, mieux, elles font exploser toutes les lignes, les formes, les couleurs propres à nos représentations. Elles nous mettent des yeux partout dans les trippes, dans le ventre, dans les narines, les oreilles, les poumons et que sais-je encore ? Le tableau respire et je le respire. Mes sens abandonnent leur nature organique avec leur mode de fonctionnement « éduqué », dressé pour redevenir des organes. La sensation est conviée ainsi à faire œuvre mais dans un dés-oeuvrement le plus radical, le plus originaire. Ce lâcher prise est une libération qui m’invite à porter sur le monde un regard neuf, sans dé-naturation culturelle. Songe ou réalité ? Si je ne peux pas nommer clairement cet état, peut-être puis-je au moins le penser ?
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C
Lisant ce merveilleux texte,je ne peux que comprendre l'intérêt porté au mien,la conclusion est presque identique quant à l'art! Et ce qui m'intéresse ici particulièrement, c'est le cheminement philosophique qui la nourrit, et dont je ne dispose guère. Tout cela m'éclaire beaucoup. <br /> Mon chemin vient du surréalisme (Breton, surtout, en fait) pour qui "l'enfance toute massacrée qu'elle ait été par le soin des dresseurs, ne lui en semble pas moins pleine de charme."<br /> <br /> La pratique de l'automatisme, toute ambigüe qu'elle soit, est bien une tentative de revenir à ce langage préconceptuel. Quoiqu'il s'agisse moins d'un retour que de reprendre le chemin.<br /> Dans un autre blog, sur Yahoo, j'ai tenté d'expliquer combien celui-ci suppose un retour à la matérialité et à la sensualité des mots. <br /> <br /> Une certaine mystique ésotérique, pour qui le sage est un enfant, un "puer aeternum" n'est pas si loin que cela. Sauf que là, "l'ange" est plus proche de ce qui est ici"la bête". Du moins pour l'informel, car la chair, évidemment, y est niée. C'est une pensée ancienne.<br /> <br /> Je crois bien qu'un retour à la pensée organique, animale, va de pair avec une certaine quête spirituelle, cependant. <br /> <br /> Il ne s'agit pas, par ailleurs, de s'opposer à la valeur humaine de la pensée conceptuelle, mais à sa tendance à effacer l'autre pôle de l'être individuel, l'imaginaire. <br /> "Rationaliser" et "Imaginer" sont les deux modes dynamiques de pensée qui l'oriente vers deux pôles opposés, formant un arc dont la tension seule permet d'accéder à une véritable unité, qui n'est pas celle d'avant le langage, mais qui en est l'image chez l'adulte. <br /> La part de nostalgie qui soutient toute démarche créatrice est ici superbement évoquée. Il est vrai que, comme retour elle ne peut être qu' échec, et tout le tragique de l'humain tient là, dans cette impossible réconciliation. Mais si, comme retour, elle échoue, ce mouvement, orienté par le désir devient le premier pas d'une quête créatrice.<br /> J'avoue que je ne m'attendais pas, en créant mon blog ici, tomber sur d'autres démarches qui me parlent autant. Je vais encore rager contre mon manque de temps. Mais déjà, merci.
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G
Verlaine l' a bien compris: "romance sans parole....<br /> et ailleurs: de la musique, de la musique, de la musique
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D
Je crains que les tendances les plus marquées oscillent du côté d'une intentionnalité de l'oeuvre. Il suffit de constater combien l'art est "approché" sous l'angle du "devoir-dire", de la théorisation. Il va toujours de soi, pour un certain nombre de spécialistes de miser sur le concept de l'artiste, et à défaut sur son projet ou sur l'histoire chargée de combler les trous du réel et d'affirmer un contenu, comme si la création relevait d'une maîtrise abolu de son sujet (à entendre ici dans les deux sens du terme). J'aime cette idée que tu évoques ici, cette résonnance à l'infini, cette mélodie qu'aucune partition ne contient véritablement, qu'aucun solfège ne peut réduire.
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G
On voit l'art hésiter perpétuellement entre la signification -dire quelque chose, dénoter et donc rejoindre la prose - et l'insignifiance d'un vers que nul ne peut comprendre mais qui résonne à l'infini:<br /> "Ce toit tranquille où marchent des colombes....<br /> <br /> D'où l'intérêt du sémiotique, cet intervalle entre non-parole et parole smbolique GK
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