L'enfouissement du siesteux
Hier, il faisait si gris en Béarn que j’ai hésité à me plonger dans mon lit et à pratiquer une sieste longue comme une nuit polaire, dans l'attente de jours meilleurs et d'éclaircies intérieures. Mais, recevant des Amis chers en provenance du septentrion, il ne me paraissait guère possible de disparaître de la sorte, surtout pour une durée indéterminée. Aussi, comme pour donner une forme matérielle à ce désir d’enfouissement, nous nous rendîmes aux grottes de Bétharram ce qui fut l’occasion de constater combien l’incroyable force secrète de ces lieux étranges, sculptés par la sauvagerie de l’eau, doit être domestiquée et recouverte par l’infrastructure humaine, le bétonnage intempestif, les cris de la meute et l’éclairage public. J’appris pour l’occasion que ces grottes étaient privées et qu’elles avaient été achetées par un particulier. J’ignorais qu’on pouvait vendre des grottes, des montagnes, des lacs et des rivières souterraines. J’ignorais qu’il était possible de s’emparer de 800 000 années de tellurisme caverneux. J’ai pensé à Rousseau, à la remarquable tirade qui inaugure la seconde partie de son Discours sur l’inégalité : « Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire : "ceci est à moi!", fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres… » Jusque dans les abysses, les hommes se font propriétaires, décidément et violent l'intimité de la terre !
Dans cette grotte qui respire la rentabilité, la terreur et l’effroi devant le grand silence des profondeurs ont disparu. Les galeries se muent en spectacle de fêtes foraines pour vacanciers bavards et oublieux de l’essentiel. Les divinités s’en sont allées. Restent le grand cirque de la production et un décor de stalactites devenus obscènes, livrés en pâture au regard surdéterminé du consommateur. Ces profondeurs inhabitées étaient finalement plus bruyantes que le monde d’en-haut.
Je songe avec admiration et sympathie à la force de ces animaux capables de s'enterrer et de passer des mois blottis dans leur solitude ou les uns contre les autres dans les entrailles assoupies du monde d'en bas. J'y vois un lâcher prise créatif et muet, une retraite jubilatoire, intérieure et victorieuse, capable de ruiner les prétentions de l’instinct grégaire et la totalité des forces réactives qui poussent à l'activisme forcené et à la production infinie.
La marmotte, l'ours, de nombreux végétaux et "le siesteux" pratiquent le repli salvateur, la soustraction, l'ensommeillement fécond, le sentiment de soi, la régression autarcique, l'aphasie réparatrice, la digestion et la dissolution des intempéries. Ils laissent les fous s'agiter en tout sens à la surface. Ils abandonnent les travailleurs travaillant à la croissance d'un monde stérile. Le siesteux fuit toutes les "bonnes femmes", ces jocrisses nauséabonds qui étendent leur pouvoir et prolifèrent en infectant les "êtres" de leurs bons sentiments et de leur économisme cacochyme. Il se retranche dans les plis du réel - immersion salvatrice - et s'adonne à la temporalité des profondeurs. En se repliant au bord des songes sur les rives de l’indicible, il s'enracine dans la fructueuse obscurité.
Les siesteux sont des sages. Ils laissent passer le temps des tempêtes et lors de cet abandon aux forces vives de l’esprit de la terre, ils se reconstituent, se régénèrent, se purifient dans le non-agir universel. Ils découvrent un peu ahuris, en s’éveillant, que le printemps est permanent, qu’il est le temps premier d’un monde qui ne cesse de se constituer et de se défaire. Ils éprouvent dans leur chair la force des commencements. Ils se tiennent à l’origine des choses, étrangers aux paradigmes dominants. Forts de leurs enfouissements réitérés, ils regardent l’univers pour la première fois et s’endorment le moment venu comme s’ils n’allaient jamais renaître.