Vivre et exister
Dans mon précédent article, j'ai tenté de distinguer avec le Robinson de Tournier, ce qui in-siste et ce qui ex-siste. Cette distinction fait écho à la duplicité de l'homme, à cet écart toujours irréductible entre "un moi profond" coïncidant avec la mélodie intérieure, immergé dans le fleuve mobile de la psyché et le vaste théâtre de la société des hommes, contraints d'exister dans le jeu multiple des rôles qui surdéterminent les individualités.
Quelle est la nature réelle de ce qui insiste, de ce qui pousse, de ce qui cherche silencieusement à surgir en-deçà des masques que notre existence nous impose ? Quelle est cette part oubliée, recouverte, anémiée qui alimente nos rêves dans le creux de la nuit, lorsqu'enfin se tait le murmure incessant et retors de la civilisation ? La solitude est notre lot, notre condition, notre terreur tant que nous n'avons pas éprouvé en nous le dynamisme singulier, "idiot", asocial et fécond de nos forces et de nos sentiments. C'est de là qu'il faudrait partir, de cette férocité tripale, de cette indomptable énergie qui se moque de la mort, de la maladie, des représentations empoisonnantes, de la sécurité, de la vieillesse, du temps et qui se déploie continûment dans l'infrastructure de l'activité psychique, dans un registre à ce point organique et souterrain qu'il en devient insaisissable, inconnaissable.
Ce qui insiste, c'est le vivre, la force vitale, la volonté. Ce qui insiste, c'est la part non domestiquée, ensauvagée, végétative et animale qui nous pousse à ouvrir les yeux, à respirer, à toucher, à nous mouvoir, à explorer la tonicité sensorielle de notre être. C'est aussi la force de nos tissus cellulaires aptes à la cicatrisation, à la réparation, à la respiration, à l'élimination des toxines. Cette quantité de force crée images, goûts, jubilation, plaisir et déplaisir, rudesse, facilité, sens de l'exploration, aventure et audace.
L'accès privilégié de la conscience à la réalité insulaire du vivre ne peut se produire que par la douloureuse irruption du réel, par son effraction imprévue dans le monde des existants. Ce monde doit se déchirer, se fracturer, se dissoudre. Chacun doit sentir en lui, sous le poids de sa solitude, la vanité des formes et des personnages sans pesanteur qu'il joue immanquablement et qui expriment toute la facticité de l'existence. L'existentialisme est de ce point de vue une pensée grégaire qui condamne l'homme à l'enfer de ses masques et à une normopathie scopique. Rivé au regard de l'autre, à son jugement, à l'œil intériorisé, à la honte, à la signification sociale de l'acte, au pour-soi, le sujet réussit l'exploit de renoncer au vivre en se livrant à l'aliénation de l'existence. De même, nombreux sont les prétendus philosophes avec ou sans qualité qui ajoutent à l'imposture de l'existence un nihilisme (en fait un "mélancolisme") passionnellement attaché à l'objet perdu et qui prolonge l'impossible deuil dans une forme subtile de ressentiment à l'égard du réel et du vivre.
Vivre est une affaire de vitalité, de combat pour éprouver le feu sacré de l'esthétique. Vivre revient à se placer mentalement et physiquement dans le champ infini des forces auxquelles nous n'échappons pas et qui caractérise ce que nous appelons avec prudence, la nature. De cet affrontement naît une temporalité nouvelle, un état de conscience disponible aux intensités multiples du réel, un agir centré sur la qualité de l'effort et le renouvellement infini de sa puissance propre. Il y a un parfum d'éternité dans le vivre là où l'existence et ses avatars sentent avant l'heure le cadavre et la décomposition.
Robinson accède au vivre après tant de bouleversements intérieurs, tant de crises successives et d'effondrements. Il lui faudra renoncer à l'existence, à la civilisation, au navire qui le ramènerait au grégarisme. Il réconcilie Apollon et Dionysos dans l'amour de la vitalité solaire qu'il célèbre définitivement. Robinson est la métaphore du vivre. Il est la métaphore active d'un chemin de vérité.