Le destin de déliaison
Une année scolaire s'achève et avec elle la brise des cimes devrait se faire plus sensible, plus tonique. Mais avant de me perdre longuement dans les hauteurs, je ne peux m'empêcher de faire un petit bilan. En fait, je serais volontiers tenté de gémir sur la difficile évolution du métier particulier qui est le mien. Je pourrais comme bien d'autres pleurer sur l'état cadavérique de la culture de base des élèves. Mais ce n’est pas sur le mode de l’affliction que je souhaite ici intervenir. Et à dire vrai, je me demande plutôt comment faire désormais face à des subjectivités soumises à l'immédiateté de leurs affects et déficientes sur le terrain de la structure symbolique. Cette pathologie collective est à ce point devenue la norme que le malade, d'une certaine manière, c'est moi. L'inadapté, c'est encore moi ! Et pourtant, combien d'élèves témoignent d'un réel handicap sur le plan de la pensée, sur le plan de l'accès aux idées et des capacités autrefois requises pour organiser leur intériorité et aborder les enjeux complexes de l'existence. Peut-être suis-je déjà devenu vieux et, aveuglé par ma propre évolution, ne suis-je plus capable de penser moi-même cette altérité nouvelle qui se déploie dans les salles de cours et dont les ressorts paraissent m'échapper.
Mais ce qui est frappant, c'est que si l'intérêt pour la philosophie demeure, leurs moyens réels de navigation dans le questionnement et dans les constructions théoriques se sont largement affaissés. Le problème tient moins à la nature de la discipline philosophique qu'aux rapports distendus que les élèves entretiennent avec leur langue maternelle, langue relâchée et dont la loi initialement structurante ne fait plus sens et n'organise plus les médiations nécessaires au décentrement subjectif et narcissique. Le problème est de prime abord grammatical, syntaxique, orthographique. Mais plus gravement, se nichent peut-être dans cette faillite du symbolique, dans cette sourde incapacité, un repli alarmant dans l'imaginaire, un retrait dans un monde magique constitué d'échanges instantanés à l'intérêt immédiat et par suite, une fuite de la réalité qu’aucune instance intérieure ne peut plus prendre en charge.
Il faudrait être fou ou complètement inconséquent pour imaginer qu'un professeur ne puisse que progresser de façon linéaire tout au long d'une carrière ; carrière qu'il creuse avec passion au début et qui finit par le creuser lui avec les années ! La mise en valeur de l'expérience dans ce domaine relève d'une imposture et d'un aveuglement. Dans mes jeunes années, les élèves y allaient du "transfert positif" et les cours étaient investis par eux avec autant de passion que je pouvais en déployer moi-même. Aujourd'hui, les projections positives opèrent toujours mais des phénomènes inaperçus viennent perturber la relation. L'homme vieillit, évolue, change alors que ses élèves ne vieillissent pas et s'ils changent, c'est rarement dans le sens d'une extension des facultés mais plutôt dans le sens d'une croissante anomie qui interroge entre autres choses l'institution scolaire.
Ce n'est pas le vieillissement qui pose problème, mais l'évolution psychique, spirituelle et rationnelle de celui à qui il devient impossible de sentir, de penser, de savoir et de se représenter les difficultés de ceux qui sont en face de lui. Les mots, le langage, le sens critique, la raison n'opèrent pas sur des esprits en friche malgré la bonne volonté exprimée ça-et-là. Un fil se tend, de plus en plus et finit par se relâcher immanquablement comme celui qui est censé lier les élèves au langage. Eux et moi, nous ne vivons pas dans le même monde. Qu'avons-nous seulement en commun ? Je ne sais pas. Cela pose-t-il problème ? Oui, dès lors qu'il s'agit de les accompagner sur le terrain délicat des enjeux qu'une vie humaine rencontre sans y être préparée. Mais que faire devant des subjectivités qui ne possèdent pas les outils assurant les médiations symboliques minimales ? Une image ne remplace pas un problème. Un sms n'est pas une idée, une parole n'est pas un écrit et la fulgurance d'un désir déployé en cours ne permet pas de lutter contre l'oubli chronique. La connaissance, le savoir sont comme des aliments digérés et éliminés à l'image d'une consommation de masse. L’écrit est peu à peu désinvesti parce qu’il exige du temps mais aussi des outils à disposition comme le sont les signes linguistiques.
Bref, une fracture se creuse irrémédiablement entre nous. Une frayeur s'empare de moi en songeant à la prochaine rentrée. Comment recommencer ? Comment tout reprendre et considérer avec le même sens de la nouveauté, la même fraîcheur ? Puis-je encore aborder tout cela avec un minimum de conviction ? Comment surmonter une fois de plus les pièges de la persuasion, du préjugé et de l'opinion molle avec un public désoeuvré ? Il faudrait être un parfait crétin pour demeurer virginal, intact et conserver l'enthousiasme des débuts. Et il faut être bien ignorant des processus à l'oeuvre pour ne pas voir dans cette fatigue un réel signe de santé et de vitalité contrariées. Concevoir la difficulté de l'autre et l'affronter avec lui supposent une dose de sympathie doublée d'une empathie, une forme de communauté dans la sensibilité aux problèmes. Force est de constater que cette communauté n'est plus et que l'empathie finit par laisser la place à une incompréhension réciproque, à un épuisement qu'aucune pédagogie ne peut soulager. La dissymétrie s'accroît inéluctablement et avec elle, le fil risquerait bien de se rompre malgré les efforts consentis pour résister à ce qui prend l'allure d'un destin cadavérique.
Spinoza et Nietzsche auraient donc raison : enseigner la philosophie et philosopher seraient incompatibles. Il n'est pas impossible que le philosopher surgisse du cadavre du professeur de philosophie. Il faudra y revenir du moins si je survis aux risques du métier.