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DEMOCRITE, atomiste dérouté
12 juin 2012

Le destin de déliaison

 

 

      Une année scolaire s'achève et avec elle la brise des cimes devrait se faire plus sensible, plus tonique. Mais avant de me perdre longuement dans les hauteurs, je ne peux m'empêcher de faire un petit bilan. En fait, je serais volontiers tenté de gémir sur la difficile évolution du métier particulier qui est le mien. Je pourrais comme bien d'autres pleurer sur l'état cadavérique de la culture de base des élèves. Mais ce n’est pas sur le mode de l’affliction que je souhaite ici intervenir. Et à dire vrai, je me demande plutôt comment faire désormais face à des subjectivités soumises à l'immédiateté de leurs affects et déficientes sur le terrain de la structure symbolique. Cette pathologie collective est à ce point devenue la norme que le malade, d'une certaine manière, c'est moi. L'inadapté, c'est encore moi ! Et pourtant, combien d'élèves témoignent d'un réel handicap sur le plan de la pensée, sur le plan de l'accès aux idées et des capacités autrefois requises pour organiser leur intériorité et aborder les enjeux complexes de l'existence. Peut-être suis-je déjà devenu vieux et, aveuglé par ma propre évolution, ne suis-je plus capable de penser moi-même cette altérité nouvelle qui se déploie dans les salles de cours et dont les ressorts paraissent m'échapper.

      Mais ce qui est frappant, c'est que si l'intérêt pour la philosophie demeure, leurs moyens réels de navigation dans le questionnement et dans les constructions théoriques se sont largement affaissés. Le problème tient moins à la nature de la discipline philosophique qu'aux rapports distendus que les élèves entretiennent avec leur langue maternelle, langue relâchée et dont la loi initialement structurante ne fait plus sens et n'organise plus les médiations nécessaires au décentrement subjectif et narcissique. Le problème est de prime abord grammatical, syntaxique, orthographique. Mais plus gravement, se nichent peut-être dans cette faillite du symbolique, dans cette sourde incapacité, un repli alarmant dans l'imaginaire, un retrait dans un monde magique constitué d'échanges instantanés à l'intérêt immédiat et par suite, une fuite de la réalité qu’aucune instance intérieure ne peut plus prendre en charge. 

      Il faudrait être fou ou complètement inconséquent pour imaginer qu'un professeur ne puisse que progresser de façon linéaire tout au long d'une carrière ; carrière qu'il creuse avec passion au début et qui finit par le creuser lui avec les années ! La mise en valeur de l'expérience dans ce domaine relève d'une imposture et d'un aveuglement. Dans mes jeunes années, les élèves y allaient du "transfert positif" et les cours étaient investis par eux avec autant de passion que je pouvais en déployer moi-même. Aujourd'hui, les projections positives opèrent toujours mais des phénomènes inaperçus viennent perturber la relation. L'homme vieillit, évolue, change alors que ses élèves ne vieillissent pas et s'ils changent, c'est rarement dans le sens d'une extension des facultés mais plutôt dans le sens d'une croissante anomie qui interroge entre autres choses l'institution scolaire.

      Ce n'est pas le vieillissement qui pose problème, mais l'évolution psychique, spirituelle et rationnelle de celui à qui il devient impossible de sentir, de penser, de savoir et de se représenter les difficultés de ceux qui sont en face de lui. Les mots, le langage, le sens critique, la raison n'opèrent pas sur des esprits en friche malgré la bonne volonté exprimée ça-et-là. Un fil se tend, de plus en plus et finit par se relâcher immanquablement comme celui qui est censé lier les élèves au langage. Eux et moi, nous ne vivons pas dans le même monde. Qu'avons-nous seulement en commun ? Je ne sais pas. Cela pose-t-il problème ? Oui, dès lors qu'il s'agit de les accompagner sur le terrain délicat des enjeux qu'une vie humaine rencontre sans y être préparée. Mais que faire devant des subjectivités qui ne possèdent pas les outils assurant les médiations symboliques minimales ? Une image ne remplace pas un problème. Un sms n'est pas une idée, une parole n'est pas un écrit et la fulgurance d'un désir déployé en cours ne permet pas de lutter contre l'oubli chronique. La connaissance, le savoir sont comme des aliments digérés et éliminés à l'image d'une consommation de masse. L’écrit est peu à peu désinvesti parce qu’il exige du temps mais aussi des outils à disposition comme le sont les signes linguistiques.

     Bref, une fracture se creuse irrémédiablement entre nous. Une frayeur s'empare de moi en songeant à la prochaine rentrée. Comment recommencer ? Comment tout reprendre et considérer avec le même sens de la nouveauté, la même fraîcheur ? Puis-je encore aborder tout cela avec un minimum de conviction ? Comment surmonter une fois de plus les pièges de la persuasion, du préjugé et de l'opinion molle avec un public désoeuvré ? Il faudrait être un parfait crétin pour demeurer virginal, intact et conserver l'enthousiasme des débuts. Et il faut être bien ignorant des processus à l'oeuvre pour ne pas voir dans cette fatigue un réel signe de santé et de vitalité contrariées. Concevoir la difficulté de l'autre et l'affronter avec lui supposent une dose de sympathie doublée d'une empathie, une forme de communauté dans la sensibilité aux problèmes. Force est de constater que cette communauté n'est plus et que l'empathie finit par laisser la place à une incompréhension réciproque, à un épuisement qu'aucune pédagogie ne peut soulager. La dissymétrie s'accroît inéluctablement et avec elle, le fil risquerait bien de se rompre malgré les efforts consentis pour résister à ce qui prend l'allure d'un destin cadavérique.

Spinoza et Nietzsche auraient donc raison : enseigner la philosophie et philosopher seraient incompatibles. Il n'est pas impossible que le philosopher surgisse du cadavre du professeur de philosophie. Il faudra y revenir du moins si je survis aux risques du métier.

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Commentaires
L
J'aime assez le concept de "petite poucette" de Serre (http://www.liberation.fr/culture/01012357658-petite-poucette-la-generation-mutante) <br /> <br /> Mais il est clair que si la mémoire est devenue moins utile, il reste quand même à upgrader le processeur et mettre à jour le système d'exploitation pour en tenir compte ;)) Quant à nous, il va falloir bouger car sinon nous finiront en petite poussette.
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C
:-)<br /> <br /> <br /> <br /> Je crois que je serais bien incapable de parler à qui ne veut pas m'écouter...<br /> <br /> <br /> <br /> Jamais je ne me permettrai de juger un enseignant.<br /> <br /> <br /> <br /> Foncièrement, je ne sais pas comment j'agirais ou réagirais si j'étais à votre place.<br /> <br /> <br /> <br /> Et puis pour parler de l'école, l'essentiel, je l'ai appris par moi-même, j'étais un élève moyen moyennement attentif et médiocre en orthographe !! ;-)<br /> <br /> <br /> <br /> La seule chose que je me permettrai de dire c'est : ne faites pas les choses pour vos élèves, faites les choses pour vous...les élèves suivront ou pas (peu importe)...<br /> <br /> <br /> <br /> Salutations clinameniennes !
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D
Professeur Cédric,<br /> <br /> <br /> <br /> Je crois que vous avez abusé en début d'après-midi d'un psychotrope. Buvez un grand verre d'eau froide, ça va aller...ça va aller ! Sinon, il est urgent pour vous de passer les concours de l'éducation nationale. Vous vous réjouissez à l'idée de "corriger" votre prochain, il ne faut pas en rester là. Des meutes d'acéphales attendent votre bon soin et cette rigueur qui vous honore. Allez Professeur Cédric, au charbon !!<br /> <br /> <br /> <br /> Pour information, il n'existe pas de fautes d'orthographe mais seulement des erreurs. Une erreur se corrige, n'est-ce pas ? Une faute...? c'est trop tard.<br /> <br /> <br /> <br /> Salutations atomistiques de la part de l'élève Démocrite
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C
À l'élève Démocrite,<br /> <br /> <br /> <br /> Au paragr. "Il faudrait être fou ou complètement inconséquent pour imaginer..." : "...linéaire tout on long d'une carrière..." faute d'inattention ! encore une fois dans la lune, ou plutôt vos montagnes ?? <br /> <br /> <br /> <br /> Au paragr. "Ce n'est pas le vieillissement qui pose problème..." : "...Oui, dés lors qu'il s'agit..." accent grave, élève Démocrite, accent grave et non aigu sur "dès", ça n'est pourtant pas la première fois que je vous fais la remarque ! Ne parvenez-vous donc pas à mémoriser ce qu'on vous dit !?<br /> <br /> <br /> <br /> Malgré ces erreurs et votre propension à jouer au professeur avec vos petits camarades pour les divertir, je vous encourage à poursuivre vos efforts, vous n'avez pas encore totalement mal tourné !<br /> <br /> <br /> <br /> --------------------------------------------<br /> <br /> <br /> <br /> Inutile de préciser le degré auquel lire ce message ! ;-)<br /> <br /> <br /> <br /> ( Blague à part, d'être mis ainsi dans la peau de l'élève, vous fera peut-être regagner un peu de cette empathie perdue ;-) )<br /> <br /> <br /> <br /> Amitiés.
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D
Je suis frappé par le fait que vous ne vous autorisez plus à aborder certains sujets (je vis et j'expérimente la même chose). Cela revient à dire que l'exigence théorique ne fait plus autorité ou que la pensée elle-même déployée dans l'institution scolaire n'est pas perçue comme structurante ou articulée à des valeurs d'émancipation et d'autonomie. <br /> <br /> Votre intervention révèle aussi combien le professeur intériorise cet affaissement en faisant lui-même l'objet d'une contagion. "La structure de comportement" dont vous parlez ravage au-delà des individualités car le professeur "n'est pas un empire dans un empire". Ses forces actives sont malmenées et même brisées par l'inertie de ceux qui n'ont pas les moyens de penser les contenus élaborés en classe de philosophie. Elèves et professeur se trouvent séparés de la puissance qui est la leur. Il devient difficile d'échapper dans ces conditions aux passions tristes. <br /> <br /> Pour ma part, cela fait longtemps que le philosopher véritable se tient ailleurs, à un atome d'écart, hors de l'institution (dont le projet réel n'a rien à voir avec la pensée libre ou l'autonomie mais plutôt avec la fabrique d'une domesticité encouragée et organiquement entretenue). <br /> <br /> Ce blogue est de ce point de vue une question de survie, une nécessité vitale et le vôtre sans doute également. Je ne manquerai pas de m'y perdre prochainement. <br /> <br /> Bien à vous.
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P
Je partage le même sentiment... Et le problème n'est pas en effet le vieillissement. Le philosopher de mes débuts s'est effiloché, le philosopher d'aujourd'hui est une morne vallée... et je me prends à revoir avec nostalgie les moments où, osant, je m'aventurais dans des "contrées" de la pensée que je ne me sens plus autorisé à parcourir. "Qu'est-ce que l'ennui?", "L'homme révolté" de Camus, "Pourquoi pardonner?", etc... ce furent des moments où, eux comme moi, étions co-auteurs de quelque chose. Cette co-responsabilité, cette co-écriture, cette co-construction du philosopher: je ne me sens plus capable (et autorisé) de le remettre sur les rails de cette "scène" qu'est la classe. Aujourd'hui, je consacre plus de temps à "récupérer" d'une journée de travail au lycée, à oeuvrer pour des stratégies de détournement/contournement des difficultés que les élèves et étudiants manifestent, qu'à nous donner l'occasion de ce philosopher ensemble (à eux comme à moi... à l'époque, je considérais comme "normal" le fait que l'autorité disciplinaire et institutionnelle mette en scène cette "communauté"). Et je n'arrive pas à leur en imputer absolument l'entière responsabilité. Les enfants d'il y a 5 ou 10 ans étaient filles et fils de la télé. Ils le sont aujourd'hui de l'immédiateté, de la communication/information. Et autant, alors, il restait encore possible de les détourner du seul visuel, de les amener à exercer le recul qu'on pouvait attendre et aussi exiger, autant, le temps de la pensée semble incompatible avec celui de l'urgence édifiée, aujourd'hui, en structure du comportement, de la réussite et de l'échange. Alors, oui, "La dissymétrie s'accroît inéluctablement et avec elle, le fil risquerait bien de se rompre malgré les efforts consentis pour résister à ce qui prend l'allure d'un destin cadavérique."...
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