Oser philosopher
L'atomiste dérouté, philosophe tragique, sait qu'il navigue à la frange du monde, qu'il se tient fébrile à la lisière du réel. Sa pratique le place à distance de ses contemporains et surtout des "emposteurs", les philosophes mondains et autres professeurs de ladite discipline. Ceux-là s'échinent à ordonner l'existence, à la penser selon un régime entendu de valeurs, de jugements et de normes qui pourrait laisser croire que la trajectoire humaine signifie quelque chose ou pire, qu'elle doive absolument signifier, qu'elle doive nécessairement se tenir hors de sa condition tragique par le recours aux idées, aux idoles, aux droits etc. Au milieu de ces croyances communes, les "bonnes femmes" s'agitent en tous sens comme si leurs propos revendicatifs pénétraient la nature des choses et le cours de l'histoire, au point de coincider avec leur déploiement supposé. Toute cette énergie gaspillée s'épuise dans le désir constamment réitéré d'exister. Ce monde de la saturation et du bruit, ce colossal effort pour oublier les conditions élémentaires de la vie ajoutent au sentiment d'étrangeté vécu par le philosophe tragique. Les autres, décidément, ne sont plus vraiment ses semblables!
Peut-être est-ce cela philosopher en vérité : se nourrir sans cesse de cet écart qui maintient l'attention au plus proche des mouvements incessants de la nature, au plus près de la création et par conséquent, au plus loin des mondanités et de la civilisation. Le philosophe tragique est un contemplatif. Mais il faut entendre par ce terme, non pas une fuite dans un quelconque arrière-monde désincarné, mais un accroissement qualitatif de la perception et des aptitudes à éprouver des intensités nouvelles à partir d'une source d'autant plus féconde qu'elle est parfaitement insignifiante.
La force propre du philosopher n'est pas dans la production de la pensée, dans son degré d'analyse, dans la puissance de sa conviction mais dans l'audace d'une immersion solitaire sur les rives de l'irreprésentable. Il y a de l'affrontement, du corps à corps, et de l'épreuve dans cette déroute passionnée. Il y a le risque de se perdre et de se laisser choir pour ne plus jamais revenir. Celui qui osera cette aventure, cette itinérance dépouillée et sauvage, celui-là sentira qu'il ne sera plus possible de faire retour. Les mille perspectives découvertes sont autant de pérégrinations qui mettent en jeu ses forces vitales et qui, encourageant l'exploration, font courir le risque lucide de la perdition, de la désagrégation et de la mort. Pourra-t-il accepter de vivre plus haut et plus fort la douleur qui accompagne son effort ? Pourra-t-il supporter cette joie à ce point saillante et vive qu'elle est cruellement et définitivement solitaire ?
Sans doute, croira-t-il, malgré tout, au coeur de sa navigation désorientée, être rejoint par la cohorte des philosophes funambules, dignes de cette amitié stellaire qu'ils ont en partage.
"Nous nous tenons, au bord du gouffre mains ouvertes, nous autres les atomistes déroutés, les pyrrhonniens sans gîte, les héraclitéens vagabonds ! Mes Amis, mes Frères, nous partageons la même intuition : présence infinie de l'originaire ! Voilà la source, voilà l'oeuvre, unique et impérissable !" (A la lisière du réel).