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DEMOCRITE, atomiste dérouté
3 mars 2015

Oser philosopher

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       L'atomiste dérouté, philosophe tragique, sait qu'il navigue à la frange du monde, qu'il se tient fébrile à la lisière du réel. Sa pratique le place à distance de ses contemporains et surtout des "emposteurs", les philosophes mondains et autres professeurs de ladite discipline. Ceux-là s'échinent à ordonner l'existence, à la penser selon un régime entendu de valeurs, de jugements et de normes qui pourrait  laisser croire que la trajectoire humaine signifie quelque chose ou pire, qu'elle doive absolument signifier, qu'elle doive nécessairement se tenir hors de sa condition tragique par le recours aux idées, aux idoles, aux droits etc. Au milieu de ces croyances communes, les "bonnes femmes" s'agitent en tous sens comme si leurs propos revendicatifs pénétraient la nature des choses et le cours de l'histoire, au point de coincider avec leur déploiement supposé. Toute cette énergie gaspillée s'épuise dans le désir constamment réitéré d'exister. Ce monde de la saturation et du bruit, ce colossal effort pour oublier les conditions élémentaires de la vie ajoutent au sentiment d'étrangeté vécu par le philosophe tragique. Les autres, décidément, ne sont plus vraiment ses semblables!

     Peut-être est-ce cela philosopher en vérité : se nourrir sans cesse de cet écart qui maintient l'attention au plus proche des mouvements incessants de la nature, au plus près de la création et par conséquent, au plus loin des mondanités et de la civilisation. Le philosophe tragique est un contemplatif. Mais il faut entendre par ce terme, non pas une fuite dans un quelconque arrière-monde désincarné, mais un accroissement qualitatif de la perception et des aptitudes à éprouver des intensités nouvelles à partir d'une source d'autant plus féconde qu'elle est parfaitement insignifiante.

       La force propre du philosopher n'est pas dans la production de la pensée, dans son degré d'analyse, dans la puissance de sa conviction mais dans l'audace d'une immersion solitaire sur les rives de l'irreprésentable. Il y a de l'affrontement, du corps à corps, et de l'épreuve dans cette déroute passionnée. Il y a le risque de se perdre et de se laisser choir pour ne plus jamais revenir. Celui qui osera cette aventure, cette itinérance dépouillée et sauvage, celui-là sentira qu'il ne sera plus possible de faire retour. Les mille perspectives découvertes sont autant de pérégrinations qui mettent en jeu ses forces vitales et qui, encourageant l'exploration, font courir le risque lucide de la perdition, de la désagrégation et de la mort. Pourra-t-il accepter de vivre plus haut et plus fort la douleur qui accompagne son effort ? Pourra-t-il supporter cette joie à ce point saillante et vive qu'elle est cruellement et définitivement solitaire ? 

     Sans doute, croira-t-il, malgré tout, au coeur de sa navigation désorientée, être rejoint par la cohorte des philosophes funambules, dignes de cette amitié stellaire qu'ils ont en partage.

        "Nous nous tenons, au bord du gouffre mains ouvertes, nous autres les atomistes déroutés, les pyrrhonniens sans gîte, les héraclitéens vagabonds ! Mes Amis, mes Frères, nous partageons la même intuition : présence infinie de l'originaire ! Voilà la source, voilà l'oeuvre, unique et impérissable !" (A la lisière du réel).

 

 

 

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Commentaires
S
Tout ce que l’on peut imaginer comme l’idée de pouvoir se rattacher librement à un être ou à un objet ne serait qu’un leurre. <br /> <br /> Se tenir dans l’ouvert serait peut –être parvenir à virevolter ici et là dans un espace sans lien, sans périphérie, juste prendre son envol.
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D
Merci cher David pour ce beau commentaire, ou plutôt pour ce prolongement bien senti qui se glisse harmonieusement dans le mouvement du texte.<br /> <br /> "Venir dans l'Ouvert", c'est bien cela la source féconde qui irrigue l'étonnement philosophique, ce primordial inconnaissable qu'est le Réel et dont on convoque l'insignifiance, non pas comme une thèse dogmatique, mais bien pour défaire toute prétention de récupération idéologique.<br /> <br /> Le texte est bien sceptique au sens où le sceptique soutient qu'aucune vérité n'est possible. La contradiction ne vaut que sur le plan rhétorique : c'est qu'il faut bien parler, non pour signifier ou dire, mais faire signe vers l'insignifiance...
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D
"mais un accroissement qualitatif de la perception et des aptitudes à éprouver des intensités nouvelles à partir d'une source d'autant plus féconde qu'elle est parfaitement insignifiante."<br /> <br /> <br /> <br /> Je reviens sur votre article dont on n'a pas fini de sonder la profondeur...<br /> <br /> <br /> <br /> "une source d'autant plus féconde qu'elle est parfaitement insignifiante". <br /> <br /> <br /> <br /> Que nous sommes heureusement loin des sempiternelles thèses philosophiques qui n'ont pour but que de surajouter des justifications à des doctrines aux postulats dont les auteurs se sont évertués à cacher l'incertitude. <br /> <br /> <br /> <br /> Que nous sommes heureusement près d'un propos plein d'authenticité sur l'origine duquel l'auteur (vous) lève le voile (alèthéia, αλήθεια). <br /> <br /> <br /> <br /> Pour ma part, je doute que la source soit parfaitement insignifiante. Je doute au sens profondément sceptique : je n'affirme ni ne nie. <br /> <br /> Néanmoins, je conjecturerais, non sans prudence mais aussi non sans risque, que si l'origine est insignifiante, dénuée de sens, c'est parce que nos significations habituelles, notre faculté courante à produire du sens, ne seraient pas du même ordre. Difference de nature ? Difference d'essence ? Plutôt difference d'intensités et de degrés ?<br /> <br /> Si le philosophe peut douter, le poète se risque plus loin. <br /> <br /> "Viens dans l'ouvert, ami ! bien que peu de lumière scintille encore...<br /> <br /> Quand du front ivre une autre raison jaillira...<br /> <br /> Qu'ouverte soit la lumière au regard ouvert."<br /> <br /> Hölderlin, Élégies, Promenade à la campagne ou L'aubergiste. <br /> <br /> <br /> <br /> Qu'est-ce à dire ? Simplement que le langage philosophique et ses concepts ne peuvent rendre compte de cette origine, idem pour le langage courant. Mais un autre langage, une autre "raison", le pourraient-ils ?<br /> <br /> <br /> <br /> Indéterminable d'une certaine manière certes, la source n'est peut-être pas indéterminée...<br /> <br /> <br /> <br /> Bien à vous.
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D
Vos derniers textes sont habités. Merci de mettre des mots si justes sur des sentiments que je partage largement. Votre style se teinte de plus en plus d'une tonalité poétique qui loin d'obscurcir le propos en décuple la force. Vous lire est de plus en plus agréable.<br /> <br /> <br /> <br /> Merci.
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D
Merci Igor pour la remarquable qualité de cette intervention et pour les redoutables questions qui l'animent. <br /> <br /> Il me semble que le premier seuil à franchir consiste à placer psychiquement l'intuition tragique, autrement dit, à laisser se déployer en soi tous les effets possibles de cette découverte. <br /> <br /> Le détachement officie par rapport aux activités mondaines, par rapport aux discours, aux valeurs, aux dogmes, aux rôles et aux multiples impostures sociales qui façonnent nos représentations ordinaires. <br /> <br /> Cet itinéraire sans boussole livre la vacuité acosmique des choses comme de soi-même. L'accès à cette étrange pauvreté se réalise dans le cadre d'expériences que je crois intimes et incommunicables donc rigoureusement solitaires. Mais d'autres que moi ont fait ou font aussi une expérience de dépossession fondamentale et en témoignent à leur façon, dans leurs écrits, dans leur art comme dans leur vie. <br /> <br /> Le risque est, en effet, de sombrer dans l'abîme, de se perdre définitivement comme dans le cas du délire psychotique. "Un homme sans folie n'est pas si sage qu'il croit" écrivait La Rochefoucauld.<br /> <br /> Tant que le geste créatif demeure vif, tant que le corps délivre son énergie dans des activités affirmatives et ouvertes sur le réel, alors le risque n'est pas si grand parce qu'au régime de décomposition qui effraie, qui terrorise s'allie celui de la création et de la joie qui l'accompagne lorsqu'on s'y abandonne. Le drame, c'est que de toute façon, même nié, le réel officie en nous et hors de nous. Nous n'y échappons pas. De fait, le "comment vivre" ne se pose plus pour celui qui "vit à propos" (Montaigne) . <br /> <br /> Le "retour" est pour ma part très relatif. Je vis et j'expérimente l'existence à un atome d'écart. Cette distance minimale - le clinamen- maintient la vitalité dont j'ai besoin pour ne pas me sentir aliéné. <br /> <br /> Mes Frères, mes Amis sont tous avec moi ; Nietzsche, Lucrèce, Spinoza, Epicure, Rosset, Li Tai Po, Omar Khayyam et d'autres encore, quelques vivants incarnés qui marchent de concert sur les chemins déroutés de la vie. <br /> <br /> Je crois que cette marche peut avoir l'effet d'une contagion heureuse car elle encourage, excite, incite, stimule la vie ordinaire et l'émergence des forces actives. Plus cette conscience devient aigue, plus elle favorise l'urgence de ne pas gaspiller son énergie et son temps dans l'activisme mondain ou dans les échanges pétrifiés par la convention. <br /> <br /> <br /> <br /> Aussi, il n'est pas impossible que la vie la plus ordinaire soit en réalité celle qui s'est largement appauvrie sur le plan de la domesticité sociale et de l'artifice mondain et qui, dans le même temps, se soit considérablement enrichie, ayant libéré la source vive de l'originaire que nous nous empressons de recouvrir sous la tyrannie des habitudes.
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I
Merci Didier pour ce très beau texte, qui me touche encore plus personnellement en tant qu’artiste. Je m ‘interroge sur « ce risque lucide de la perdition, de la déségrégation, et de la mort ».Le grand risque me semble t’il est l’étendue, la hauteur du détachement .Jusqu’où peut il nous conduire ? Y a t’il un seuil limite où même les amis funambules ne nous reconnaitront plus, ne pourront plus nous rejoindre et où nous- mêmes ne les reconnaitrons plus comme Frères ? Alors si retour il y a, comment se vivre transformé par cette immersion ? C’est peut être là ,dans cette présence encore tiède du corps à corps que philosopher devient possible .<br /> <br /> La force du philosopher consiste certes à cultiver cet écart mais aussi à en être soi même si profondément altéré qu’autrui puisse en être « affecté »et rechercher à son tour cet écart. Comment donner forme et vie à cette chair nouvelle, l’exprimer pour que le philosopher ne devienne pas grignotage mondain d’une peau de chagrin ? Philosopher c’est aussi incarner une pensée vivante, vivifiée au contact du vivant et si l’expression orale ou écrite peut en restituer la saveur, n’est ce pas dans la présence corps à corps de la vie « ordinaire » qu’elle manifeste tout son éclat ?
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