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DEMOCRITE, atomiste dérouté
5 juillet 2012

Oser penser, oser écrire

 

     Il n'est pas simple de penser seul, d'affronter sa propre vacuité pour laisser jaillir une parole qui soit la sienne même lorsqu'elle paraît pétrie des mots des autres, du langage dans lequel nous avons sacrifié une part de notre singularité. Mais la difficulté tient moins à la nature de cette institution (le langage) qu’aux multiples freins que nous avons intériorisés depuis toujours sous la pression de la domination.

     Mais il faut remarquer que pour être soi-même singulièrement porteur d'une parole exprimée en vérité, il est nécessaire de trahir, de transgresser le conditionnement initial de la formation. La difficulté de cette tâche suppose toujours un geste créatif, un pas de côté habilitant l'homme à s'interroger sur le bien fondé de tout ce qui lui a été enseigné, de tout ce qui a, spontanément, le plus de valeur à ses yeux. En ce sens, l'émergence du philosopher ne va sans positionnement scandaleux ni insoumission. 

    Pourtant, nombreux sont ceux qui demeurent sous la domination des maîtres alors même qu'ils jouissent de cette puissance d'investigation qui devrait les inviter, les inciter à questionner leurs motivations souterraines, celles qui sont en jeu dans l'aventure du philosopher comme dans l'acte d'écriture.

    Pendant mes études à l'université, je souffrais mal les cours dans lesquels je sentais l'effacement complet de la subjectivité du professeur. Trop de contenus exhalaient sous la sophistication du discours le ressassé, le rabâché, l'épuisement du corps, la théorie fatiguée et le catalogage stérile. "Kant à dit que..., Descartes a dit que..., Spinoza dit que etc." Dans un moment d'agacement et de provocation qui m'avait valu l'hostilité immédiate et unanime des étudiants, j'avais lancé à la professeure :"Et vous Madame, qu'est-ce que vous dites ?"

    Il ne s'agissait pas pour moi de refuser la parole des maîtres ou d'attendre une prise de position partiale mais d'éprouver la vitalité d'une pensée, pensée vibrante déployée sous l'aplomb de la vérité. Réciter Aristote ou Platon ne présente, en soi, aucun intérêt. Mais questionner l'investissement philosophique, la légitimité de la recherche, le corps qui œuvre à cette occasion fait de la parole du maître, une chair, un tissu vivant qui renvoie chacun à son impensé et qui, en droit, l'autorise à faire retour sur sa propre énigme. Telle est, à mes yeux, la seule valeur possible d'un philosophe digne de ce nom.

    Il y là quelque chose qui ne s'enseigne pas et qui échappe à l'emprise et au conditionnement que la formation universitaire encourage malgré elle dans la sacralité historique de ses murs poussiéreux. Univers-cité ! Tel est le lieu de la reproduction sociale et du mimétisme grégaire qui éloignent le sujet de sa propre question. D'où vient alors cette aptitude à prendre la parole, à écrire simplement et sans honte d'être jugé par les autres ? A quelles conditions pouvons-nous seulement considérer les mots comme un bien propre ? Il suffit de constater que les mots trahissent toujours le dire et qu'un reste subsiste, un non-dit, une part manquante (maudite ?) rétifs à toute aliénation, à toute captation symbolique.

     Aussi, la vérité de la parole pensée ou écrite réside d'abord dans ce qui n'est pas clairement énoncé mais qui travaille organiquement, de façon souterraine. C'est à ce niveau que la parole fait circuler quelque chose et qu'elle devient un moyen d'extension des facultés. La valeur du dire est paradoxalement liée à son ratage, à son irrésistible faillite qui le fait passer à côté de son objet. Aussi, il devient possible de se railler de la parole des maîtres qui ont tous échoué à dire ce qu'ils avaient à dire, fussent-ils Hegel, Schopenhauer ou Bouddha.

      Démocrite d'Abdère l'a énoncé comme personne dans une formulation fracassante : "la parole est l'ombre de l'acte." Ce qui agit en nous produit de l'énonciation. Mais l'essentiel n'est pas là. L'acte inaugural, le corps et ses intensités particulières demeurent irréductibles et ce sont eux qui nous font penser et nous conduisent au geste d'écriture qui passe, quoiqu'on en dise, à côté de la vérité. Il faudra se contenter de quelques esquisses, de quelques brouillons et sur ce point, bien peu de choses nous séparent de l'enfant qui, ignorant les maîtres et les grandes personnes supposées savoir, ne se gêne pas pour inscrire des gribouillis sur une page blanche.

   

   Nietzsche avait inscrit au dessus de sa porte et en préambule du Gai savoir les mots suivants:

" J'habite ma propre demeure, 

Jamais je n'ai imité personne,

Et je me moque de tous les maîtres

Qui ne se moquent pas d'eux-mêmes.

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Commentaires
C
C'est beau de jubiler !<br /> <br /> <br /> <br /> Je jubile de voir les autres jubiler !<br /> <br /> <br /> <br /> (Il est beau ce mot 'jubiler' ! :-) )
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L
il y a des écrits qui me sont jubilatoires<br /> <br /> presqu'autant que l'air après la pluie<br /> <br /> à minuit hier sur le boulevard <br /> <br /> :-)
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C
Très beau et limpide telle une eau de source.<br /> <br /> <br /> <br /> ( Les mots des autres, passés et repassés de bouches à oreilles, sont des eaux usées. )
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I
Sur l’approche poétique de tes textes, Didier, je relève cet extrait en résonance :<br /> <br /> « Au seuil de ce jour indécis : le poète avec son maigre paquet. Mis à nu en ce désert et nu à crier et désert à en perdre le sens. Qui l’entendra dans l’atelier des poussières inusables ? Ici même, dans l’affairement louable, qui percevra son creusement silencieux ? Quelle place escompter, avides que nous sommes d’éclairages, pour une lampe qui seulement respire ? Pour une parole qui enlève ? Cet homme n’a rien à proposer qui transmue l’excrément en or, qui transfigure la misère du dehors en monnaie de salut. Rien. Quelques mots en une rude langue étrangère qu’il entend comme une langue natale. »<br /> <br /> Lorand Gaspar. « Approche de la parole ». Editions Gallimard
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