De la méthodologie philosophique
Il n'est plus aujourd'hui envisageable, dans aucune classe de terminale, de proposer, sans la moindre méthodologie préalable, un sujet de dissertation de philosophie. Ce serait un scandale adressé à l'incompétence évidente des élèves, condamnés à récolter une note trop basse, narcissiquement intolérable, fondamentalement injuste voire sadique. Assez vite dans ma carrière, j'ai dû abandonner l'idée de débuter l'année de cette manière alors que la coutume voulait que l'esprit de l'élève s'éveille à la philosophie face à une question ouverte, une vraie question - rompant ainsi toutes les habitudes prises jusque-là dans les autres matières.
La dissertation de philosophie, censée exprimer un acte réflexif autonome, se soumet au diktat des procédures, des recettes, des fiches méthodologiques, du désormais célèbre "apprendre à apprendre", ce symptôme du pédagogisme actuel, retardant immanquablement l'effort à produire pour la circonstance. Et il n'est pas sûr que l'angoisse de la pensée face à l'épreuve se dissipe pour autant.
Jamais dans mon parcours pourtant morose et affligé de lycéen, je n'ai eu de méthode pour la dissertation ; pas plus d'ailleurs au lycée qu'à l'université. Nous étions tous jetés dans la même galère et il nous fallait affronter la page blanche et le sujet avec pour seuls outils, "le bon sens c'est-à-dire la raison" (pour parler comme Descartes) et nos éventuels apprentissages (thèses, concepts, lectures etc.). Bien sur, nous savions alors qu'une dissertation s'organisait formellement en trois parties si possible avec introduction et conclusion. Nous savions qu'il fallait problématiser le sujet même si nous étions plus ou moins incapables d'effectuer l'opération. Et nous sentions, au moment des devoirs préparatoires, que nous devions affronter seuls la question sans aucune possibilité de s'y soustraire.
J'eusse aimé, à l'époque, que ma professeure de terminale consacrât quelques heures à la lecture méthodique des sujets car elle contient, dans sa dynamique propre, quelque chose de l'esprit philosophique, détaché de l'exigence rentable de la réponse au profit d'une féconde ignorance qui rend possible l'élaboration et le déploiement d'une pensée critique. Mais, nous dûmes nous débrouiller et comprendre par nous-mêmes la véritable nature du questionnement. Il y avait là une maïeutique silencieuse devant impliquer chacun d'entre nous dans le sujet devenu nôtre. Nous avions à nous coltiner notre ignorance ! Posture socratique oblige !
Aujourd'hui, j'invite les élèves à de multiples reprises à déchiffrer les sujets, examiner les présupposés, à repérer l'opinion commune, les oppositions entre notions, les contradictions apparentes, à formuler le paradoxe, construire l'introduction etc. Jamais, autant de temps n'a été consacré par les collègues et moi-même à la méthodologie philosophique avec le triste constat d'un désintérêt évident de la part des élèves pour ce type d'exercices, même lorsqu'il s'agit de corriger leurs erreurs. La méthode les démotive et les accable. Les corrections de devoir sont considérées comme une perte de temps pour l'écrasante majorité d'entre eux. L'exercice est trop difficile sur la forme comme sur le fond et je ne les en blâme pas. Comment un être connecté en moyenne 5 heures par jour à une machine technologique servant de cordon ombilical peut-il seulement affronter la solitude de la pensée et se donner autant de temps, un temps si peu rentable à identifier, élaborer et tenter de résoudre des problèmes existentiels ou métaphysiques ?
Les exigences d'hier que nous avons affrontées sont désormais perçues comme inaccessibles au commun et même comme paralysantes. Que reste-t-il ? La note ! La note et la triste focalisation libidinale qu'elle implique trouvent une signification dans les transactions avec les parents et le système scolaire obnubilés par le chiffre et le classement. Mais que la note ne signifie rien n'a aucune importance ! La norme est le seul critère, non la pensée ou le désir de savoir désagrégé(e) dans les mirages contemporains. On comprend pourquoi la méthodologie est investie au début par tous les "apprenants" d'un pouvoir magique devant délivrer dans une recette économique et efficace les trucs pour la dissertation. Par là, chacun croit pouvoir s'épargner tout risque dans un face à soi cruellement dénudé. Le pédagogisme méthodologique vient jouer le rôle provisoire de cache-misère narcissique, mais son effet hypnotique ne dure pas très longtemps. La note, avec son implacable tranchant, vient rappeler à chacun à quelle affligeante moralisation doit se soumettre son intelligence mutilée.
Evidemment, il n'y a pas de recette philosophique car la méthode ne peut qu'accompagner le risque de penser dans une forme de lâcher-prise inaugural qui rend possible une lecture distanciée et impliquée de la question (paradoxe difficile à résoudre). Aussi faut-il admettre que l'allergie rapidement éprouvée vis-à-vis de la méthodologie philosophique comme vis-à-vis de toute correction est la même que celle qu'on voue à l'effort critique. Dés lors, loin de régler le problème de l'angoisse de la page blanche et de la construction de la dissertation, le pédagogisme méthodologique auquel il convient de sacrifier ne fait que différer l'implication exigée par l'épreuve. Pire, elle la décourage dans l'insupportable découverte que décidément rien ni personne ne peut penser à ma place.