Vive la servitude !
Dans la veine optimiste et conquérante du XVIIIè siècle, Kant rédige Qu'est-ce que les Lumières ? véritable morceau de bravoure exhortant les hommes à libérer leur pensée de leurs multiples tutelles, tout en faisant dans le même temps le constat d'une résistance voire d'un rejet quasi indécrottable de la part de ses contemporains pour un tel projet. Et pourtant : "Sapere aude - Aie le courage de te servir de ton propre entendement sans la conduite d'un autre !", s'écrie-t-il, reprenant le devise des Lumières. L'exigence universelle de liberté et d'autonomie invoquée par le philosophe de Königsberg se heurte dramatiquement à la nature servile de l'esprit, préférant payer pour demeurer mineur, achetant, en somme, son esclavage mental pour des raisons d'économie psychique et de sûreté personnelle.
"Il est si commode d'être sous tutelle dés l'instant que je peux payer".
Voilà qui ne manque pas d'intéresser les élèves réagissant promptement lorsqu'il s'agit de donner quelques exemples de servitude. Je reprends celui proposé par Kant : le médecin. "Si j'ai un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, de ma santé, je n'ai plus moi-même à fournir d'efforts."
J'assiste alors à une réaction virulente et quasi-scandalisée de la part de la classe. "Mais enfin, le médecin est mieux placé que nous pour savoir si on est malade ou pas." réagit un élève. "C'est lui le spécialiste, pas nous !" proteste un autre. "On ne va tout de même pas se soigner tout seul", s'exclame une élève.
Sur ce, je leur lance : "Ne vous êtes vous jamais demandé ce que pouvait signifier le fait de remettre à quelqu'un d'autre une chose aussi lourde, aussi grave, aussi sérieuse que sa propre santé, d'abandonner pour l'occasion tout jugement personnel, toute analyse rationnelle de la situation, tout désir de comprendre et de penser la signification de la maladie ? Qu'est-ce qui pousse chacun, de manière étrangement automatique, à livrer à un soi-disant expert, ce qui devrait avoir le plus de valeur à nos yeux : notre propre vie et notre santé et à considérer qu'il serait scandaleux de ne pas s'y résoudre ?"
Il ne s'agit certes pas ici de les inviter à ne pas se soigner ou à fuir les médecins (ce qui pourrait pourtant dans bien des cas s'avérer fort utile) mais à réfléchir sur ce réflexe intériorisé qui consiste à accepter la confiscation de la santé par des "spécialistes", ces tuteurs dont parle Kant. Et très clairement, l'expérience est concluante car, à 18 ans, ils ont manifestement intégré tous les mécanismes de soumission qui permettront aux autorités de prospérer sur l'ignorance et la faiblesse des masses. Leur révolte vis-à-vis d'un discours libérateur a de quoi laisser perplexe. Sans doute chacun n'est-il pas prêt de cultiver une certaine expertise relative à sa propre existence.
Kant a décidément raison, sapere aude.