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DEMOCRITE, atomiste dérouté
18 décembre 2012

Vive la servitude !

     Dans la veine optimiste et conquérante du XVIIIè siècle, Kant rédige Qu'est-ce que les Lumières ? véritable morceau de bravoure exhortant les hommes à libérer leur pensée de leurs multiples tutelles, tout en faisant dans le même temps le constat d'une résistance voire d'un rejet quasi indécrottable de la part de ses contemporains pour un tel projet. Et pourtant : "Sapere aude - Aie le courage de te servir de ton propre entendement sans la conduite d'un autre !", s'écrie-t-il, reprenant le devise des Lumières. L'exigence universelle de liberté et d'autonomie invoquée par le philosophe de Königsberg se heurte dramatiquement à la nature servile de l'esprit, préférant payer pour demeurer mineur, achetant, en somme, son esclavage mental pour des raisons d'économie psychique et de sûreté personnelle.

      "Il est si commode d'être sous tutelle dés l'instant que je peux payer".

     Voilà qui ne manque pas d'intéresser les élèves réagissant promptement lorsqu'il s'agit de donner quelques exemples de servitude. Je reprends celui proposé par Kant : le médecin. "Si j'ai un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, de ma santé, je n'ai plus moi-même à fournir d'efforts."

     J'assiste alors à une réaction virulente et quasi-scandalisée de la part de la classe. "Mais enfin, le médecin est mieux placé que nous pour savoir si on est malade ou pas." réagit un élève. "C'est lui le spécialiste, pas nous !" proteste un autre. "On ne va tout de même pas se soigner tout seul", s'exclame une élève. 

     Sur ce, je leur lance : "Ne vous êtes vous jamais demandé ce que pouvait signifier le fait de remettre à quelqu'un d'autre une chose aussi lourde, aussi grave, aussi sérieuse que sa propre santé, d'abandonner pour l'occasion tout jugement personnel, toute analyse rationnelle de la situation, tout désir de comprendre et de penser la signification de la maladie ? Qu'est-ce qui pousse chacun, de manière étrangement automatique, à livrer à un soi-disant expert, ce qui devrait avoir le plus de valeur à nos yeux : notre propre vie et notre santé et à considérer qu'il serait scandaleux de ne pas s'y résoudre ?"  

    Il ne s'agit certes pas ici de les inviter à ne pas se soigner ou à fuir les médecins (ce qui pourrait pourtant dans bien des cas s'avérer fort utile) mais à réfléchir sur ce réflexe intériorisé qui consiste à accepter la confiscation de la santé par des "spécialistes", ces tuteurs dont parle Kant. Et très clairement, l'expérience est concluante car, à 18 ans, ils ont manifestement intégré tous les mécanismes de soumission qui permettront aux autorités de prospérer sur l'ignorance et la faiblesse des masses. Leur révolte vis-à-vis d'un discours libérateur a de quoi laisser perplexe. Sans doute chacun n'est-il pas prêt de cultiver une certaine expertise relative à sa propre existence.

Kant a décidément raison, sapere aude.

 

 

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Commentaires
D
L'autonomie n'exclut en rien le partage. le problème n'est pas là ; il s'agit ici de confiscation par l'intériorisation de la domination et de la soumission. Le rejet des livres est absurde comme du langage même si, à un moment donné, il devient nécessaire de tout brûler, afin d'éprouver l'originaire. L'édification de la culture doit mener à son dépassement ou comme le souligne Nietzsche à "se moquer des maîtres qui ne se moquent pas d'eux-mêmes".
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O
"Aie le courage de te servir de ton propre entendement sans la conduite d'un autre !"<br /> <br /> Ce que chacun s'empressa de faire...en suivant le conseil de Kant ! Lol...<br /> <br /> <br /> <br /> Pourquoi une pensée autonome serait-elle plus juste, plus belle, plus libre même qu'une pensée PARTAGÉE ? Échangée, entretissée ? Refuserais-je à mes géniteurs la langue qu'ils m'ont léguée - avec ses limites intrinsèques, pour adopter une glossolalie de moi seule comprise ? Faut-il jeter tous les livres (D'ailleurs, un jour, je l'ai fait !) par crainte d'une influence néfaste, ou pire de ce tabou pseudo-libertaire de la manipulation ? faisons mine de ne pas savoir que tel ouvrage nous est parvenu à travers les siècles, de crainte que sous son influence nous en venions à l'humiliation d'adopter un point de vue que notre milieu rejetterait ! Ne pas être "l'objet de son milieu" (belle formule de Dolto) et refuser d'appartenir à quelque milieu que ce soit ce n'est pas exactement la même chose...<br /> <br /> Ma liberté consiste en partie non pas à renier tout maître, mais bien plutôt à me les choisir...
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D
Il ne s'agit pas ici d'interroger l'existence métaphysique d'un moi à la manière de Descartes mais de poser le problème des conditions d'accès à une pensée autonome ou plutôt la moins hétéronome possible. Ce n'est donc pas en termes de substance et d'être que la question de ces conditions se pose mais en termes d'activité, de processus dynamiques de la pensée, de désir de liberté ou de libération. <br /> <br /> Du reste, l'existence d'un moi psychologique s'accommode fort bien d'un état de tutelle. Mieux, le moi psychologique revendique d'autant plus la liberté métaphysique qu'il la refuse dans les faits en s'interdisant d'interroger quoi que ce soit des forces qui pèsent sur sa représentation et déterminent sa structure.
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H
que serait une pensée "de moi" qui serait exclusivement "pour moi"? en ce sens, "moi" et "pensée" sont-ils compatibles? Suis-je autorisé à penser par exemple, "moi, qui pense, je pense que je ne suis pas et que je ne pense pas"? Et à quoi tient cet interdit? Qu'est-ce qui empêche le malin génie de me tromper sur ce qui est et sur ce qui n'est pas, lorsque je pense et pendant le temps que je pense?
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D
En effet, dsl, et au-delà de la problématique de la connaissance médicale que vous soulevez avec justesse se pose la délicate question du souci de soi. La santé est l'affaire de l'institution, la vie et la mort également. Les récents débats (et les futurs) relatifs à la fin de vie et à l'euthanasie ne font que révéler combien la médecine est normative et dépendante du pouvoir politique. C'est l'idée même de "sécurité sociale" qu'il faudrait interroger. De quelle valeurs cachées procède-t-elle ? De quelle forces réactives et pour quel type de vie ? Il y aurait là un vrai chantier à mener...
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D
A ce sujet, lire la Némésis Médicale d'Ivan Illich. <br /> <br /> Je crois aussi qu'il est regrettable qu'une médecine populaire, économique, simple se soit perdue en quelques générations, au profit de soins techniques, couteux, issu d'une industrie chimique, et destiné à des individus standardisés.<br /> <br /> La nature recèle des trésors mais le savoir se perd.<br /> <br /> Un peu d'optimisme cependant avec l'internet qui permet une transmission du savoir sans équivalent, mais d'une façon parfois deshumanisé, et déconnecté du terrain.
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D
Merci Cher Igor pour cette lumineuse intervention. En effet, à quelles conditions, pouvons-nous faire l'expérience de ce réel qui nous renvoie à notre solitude et qui nous incite à penser par nous-mêmes ? Il serait utile d'analyser le type de forces ici en présence, toutes ces forces réactives qui se complaisent dans le grégarisme veule et l'asservissement.
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D
Je répondrais volontiers à l'élève Cédric : "Vous avez apparemment raison mais cependant, assurez-vous que ce qui motive votre rejet ne soit pas le fait d'une croyance tout aussi illusoire que celle qui adhère sans distance à n'importe quel contenu, croyance qui consiste à imaginer qu'on peut penser définitivement seul! On peut, par exemple, croire donner une leçon à quelqu'un (à un parent, à un professeur etc.) en refusant l'invitation à penser." De fait, on s'interdit toute construction d'outils bien utiles pour y voir un peu plus clair dans sa propre vie. <br /> <br /> Kant nous invite à interroger notre propre attitude mentale. Croire n'est pas penser. Aucun philosophe ne pense pour nous alors que tous les médecins prescrivent. Si maintenant vous croyez que les philosophes pensent pour vous, alors vous illustrez par votre conduite précisément ce que vous refusez dans le même temps.
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C
Vous savez évidemment qu'il s'agit là de la réaction primaire, la réaction secondaire prend un peu plus de temps et est plus invisible, c'est la petite graine que vous avez semé dans leur esprit et qui, chez certains, va germer en question et remise en question... Mais vous n'en saurez probablement jamais rien, cher Démocrite.<br /> <br /> <br /> <br /> Quant à moi, il est évident que si j'étais un de vos élèves actuels, après votre discours sur les médecins et la maladie, je vous aurais répondu : "Évidemment monsieur, d'ailleurs j'étends ce que vous dites concernant la medecine à tous les domaines dont la philosophie, et je ne crois pas un mot de ce que me content les philosophes et autres profs de philo, dont vous monsieur." ;-)
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I
Prendre conscience de cet assujettissement, c’est prendre le risque de vivre.<br /> <br /> Se frotter au réel, quitter le grégaire, faire l’expérience de l’insignifiance, de la solitude, de l’obscurité, de l’insensé, et se retrouver alors nu, seul, dans une lumière crue.
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