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DEMOCRITE, atomiste dérouté
1 janvier 2013

La Déroute du Namib (la déroute du nom)

 

Lettre d'Edmond publiée avec son aimable autorisation.

 

       Cher Ami, cher atomiste,

 

     Je reviens de ce long voyage transformé et même transfiguré. Ce n'est pas le même homme qui fait retour et se heurte au monde qu'il croyait connu et familier. Mon nom t'est connu, ami, mais celui ainsi nommé ne se reconnaît plus dans la gangue sonore chargée d'identifier son être. Que m'est-il arrivé ? Ces huit longs mois passés à errer aux confins du Namib ont modifié mon âme au point que toutes les choses m'apparaissent désormais avec un sentiment d'étrangeté sans pareille. Et pour tout dire, il me semble être devenu à moi-même un étranger colonisé par les sables égarés qui bordent "Kaokoland", "la furieuse côte des squelettes".

      Te souviens-tu que j'étais parti, lors de ma vie antérieure, fort de mon héritage philosophique et de mes expériences nombreuses de vagabondages, dans les forêts de Laponie et sur les causses inhabités des terres centrales ? Tu enviais "ma folie" d'explorateur. Tu ne te sentais pas capable de te perdre aussi loin et de miser à ce point sur tes forces propres. Je sentais bien que mon audace forçait un peu ton admiration. [...] Et pourtant, j'étais parti, oui, avec cette confiance qu'on place en l'homme, peut-être celle d'un conquérant apte à déchiffrer l'énigme d'une nature sauvage fascinante mais finalement domesticable par la volonté et l'effort réitéré de tracer un chemin et même une route improbable dans l'inconnu.

     Mes anciennes pérégrinations n'étaient pourtant que des colonisations mentales, des opérations savantes animées par un désir d'emprise et de maîtrise à la fois de moi-même et de la grande nature. Peut-être étais-je alors un pionnier, un défricheur, une sorte de cultivateur fou se risquant dans l'innommable pour lui donner un nom. Il s'agissait, non pas de rencontrer le réel dont tu parles toujours, mais de me rencontrer "moi", ce que je croyais naïvement être quelque chose. En fait, mes anciennes marches se déroulaient dans le théâtre de ma propre représentation. La nature radicale n'était qu'un décor, la sécheresse des hauts-plateaux qu'un défi lancé au héros de la pièce. J'ai joué mon personnage, rien de plus et je n'ai, en fait, rien trouvé sinon un "moi" obsédé par une forme inhabituelle d'activisme ensauvagé, un aventurier à la recherche de son nom.

     Ce "moi" n'était pas, à proprement parler, rien ; c'était la trace luisante, l'empreinte spéculaire que la civilisation avait tissées dans mon être depuis toujours, depuis que mes parents s'étaient adressés à celui qu'ils avaient baptisé "Edmond". Cette coque superficielle et creuse a grossi avec les années, avec la culture accumulée et le besoin pressant de devenir quelqu'un. J'ignorais alors que plus je tentais de m'élever et d'accéder à une forme de reconnaissance, plus je m'éloignais de mon être réel, plus j'étouffais la flamme vibrante sous un monceau de cadavres fumants. Mes itinerrances antérieures étaient le signe évident d'une tension brutale, d'un malaise accru entre deux pôles de ma "personnalité", le moi futile et social et la sourde et tenace vérité de la braise qui anime depuis toujours ma vie intérieure. Cette contradiction s'est résorbée au contact des sables du Namib. Et si je t'écris, c'est parce que cette étrange expérience m'a rappelé ton récit dérouté de la Taddrart.

      Il m'est bien difficile d'ordonner mes idées tant ma pensée me semble aussi désertique et mobile que les dunes orangées du "Sossusvlei". Mais entends ceci, car je sais aussi la difficulté qui est tienne, mon cher atomiste : l'humanité que je croyais précieuse et incontournable, sur laquelle j'avais fondé mes certitudes d'adolescent et mes valeurs de jeunesse me semble désormais une masse grostesque et insignifiante, jouant toujours la même mascarade et dont la seule obsession véritable consiste à adorer le bruit, à l'entretenir par tous les moyens comme les premiers hommes entretenaient le feu sacré. Le bruit est une idole. Le bruit fait l'objet de toutes les vénérations, de toutes les attentions. C'est là bien plus qu'une convention, plus qu'une habitude de sourd, c'est un impérieux besoin, un délire collectif qui n'est pas sans rappeler la formule de Cioran que tu avais citée jadis, "une hallucination sonore".

     Le pire, c'est d'être nommé ! Le pire, c'est le nom que je porte, celui que tu portes, celui que tous les hommes peuplant cette planète portent ; ce nom qui nous enserre dans la saturation sonore des signes et dont nous ne remarquons plus la terrible présence. Le nom est la marque domestiquée d'un cri, d'un hurlement, de ce bruit persistant, insistant, nous donnant continûment le sentiment de nous reconnaître sur l'échiquier social de l'existence. Les chauves-souris agissent de même pour s'orienter et pour chasser. Elles crient et ce cri inaudible à nos oreilles d'hommes leur revient enrichi des obstacles qu'il a rencontré dans son trajet. Nous autres nous crions aussi mais pour nous-mêmes, pour alimenter la conscience et entretenir son illusion d'être. Les hommes se nomment entre eux et se parlent pour se fuir eux-mêmes et faire taire la vacuité de leur âme. Le bruit est tel qu'il nous empêche de voir !

      J'ai découvert, alors que j'escaladais la montagne Baymes, le plus haut sommet de la région, combien ma propre conscience devait s'abolir elle-même pour retrouver la nudité d'un temps originaire et coïncider sans médiation avec ces paysages désertiques. Pendant deux nuits et un jour complets, j'ai fait l'expérience d'une aphasie totale. Aucun mot ne traversait plus mon esprit et lorsque le froid de la nuit m'enveloppait, je me glissais silencieusement dans mon sac, les yeux ouverts sur les continents stellaires de l'hémisphère sud. Ma pauvreté avait alors atteint son apogée.

     Mais pour le découvrir, il m'a fallu passer par la plus grave crise que mon existence ait connue, un de ces moments de "déroute", comme tu te plais mon cher Démocrite à les nommer, mais avec une intensité qui dépasse toute imagination et qui met à l'épreuve la faculté de penser et d'agir selon les moyens ordinaires. Je ne sais si j'aurai la ressource pour témoigner davantage. Et à dire vrai, je sens la trahison que m'inflige le retour dans le monde des signes...

En espérant te revoir bientôt [...], porte-toi bien.

Edmond

 

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Commentaires
D
Il n'est pas impossible qu'une pucelle effarouchée puisse aussi comprendre que la marche active, donc aphasique constitue le degré le plus intense, le plus immanent du philosopher. Inutile de vous renfrogner, mon cher Marc, il suffit de pratiquer en mettant le feu à ce qu'on appelle trop imprudemment la philosophie.
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M
c'est cette aphasie que j'évoquais en prétendant qu'il vous restait à apprendre à marcher sans philosopher.Vous vous cabrates comme pucelle effarouchée;je me renfrognai en un "n'essaye même pas de marcher sans philosopher" .Comprend qui peut ou comprend qui veit chantait B.L.
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D
Assurément, mon cher Cédric.
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C
Merci.<br /> <br /> <br /> <br /> L'expérience présente de l'expérience passé n'est en effet jamais morte puisqu'il s'agit bien alors de l'expérience présente...<br /> <br /> <br /> <br /> La clé est donc bien, et il me semble que nous voyons la même chose, l'expérience présente fût-elle la plongée dans la mémoire.
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D
Moi aussi, mon cher Cédric, je vous souhaite de poursuivre ardemment et avec malice, la déroute coutumière dans et par le langage que vous avez engagée ici, sur votre blogue et à n'en pas douter, dans votre existence singulière. Que celle-ci soit féconde, joyeuse et aussi aventureuse que possible !<br /> <br /> <br /> <br /> Pour ce qui est de l'expérience, je ne serais pas aussi tranché que vous (comme souvent). Je vous rejoins si par expérience vous évoquez le seul récit c'est-à-dire le processus de rationalisation par la pensée d'un vécu et beaucoup moins si on se réfère par là aux forces fondamentales qui organisent la mémoire du corps et nous rendent plus ou moins aptes à l'activité. Sur ce plan souterrain, l'expérience n'est pas passée, elle n'est pas morte car elle est a-temporelle. <br /> <br /> Voir le rôle joué par la réminiscence active (chez Epicure) ; c'est un moyen très concret de rendre toujours présente la puissance ineffaçable de certaines expériences.<br /> <br /> <br /> <br /> Bien à vous.
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C
L'expérience est bien belle, mais qu'en est-il MAINTENANT ?<br /> <br /> <br /> <br /> Toute expérience est chose morte. C'est ici et maintenant, où que l'on soit, que tout se passe...<br /> <br /> <br /> <br /> ( Je profite de ce commentaire qui ne s'adresse en réalité à personne, pour vous souhaitez, en l'aube de cette année nouvelle, le meilleur cher Démocrite. )
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