Supporter l'insupportable
Lorsque le songe de la vie se défait devant l'inexorable révélation du tragique, lorsque, sous les coups de boutoir de la vérité, le trou irréversible du néant se creuse dans la conscience et la représentation, lorsqu'enfin le voile se déchire, je peux mesurer mon propre courage, ma propre détermination à poursuivre le chemin insignifiant de l'existence.
Où donc est passée mon enfance, où sont mes joies et mes peines teintées de ces désirs d'illimitation qui me donnaient le sentiment victorieux d'une confiance résolue dans le vivre ? J'étais assurément un autre : une tête blonde pleine de rêves, de velléités chevaleresques, de séduction et d'amours à peine froissées, de conquêtes en tout genre, de toute puissance et d'audace. Je trainais ma part d'ombre dans mes angoisses, la nuit, lorsque, livré à la méditation dont j'étais alors capable avant de m'endormir, je pressentais la pointe fulgurante, la morsure d'un réel silencieux que je ne savais nommer et qui me donnait la juste impression que ce monde était trop grand pour moi. Bien vite, les nains de la montagne, les forêts enchantées de l'Alsace, les colombages de la maison de ma Grand-Mère, le jardin peuplé d'arbres fruitiers, les personnages vivants de mes mythologies avaient raison de mes frayeurs et m'emplissaient d'une confiance nouvelle.
"Le soleil est nouveau tous les jours" comme le dit Héraclite. Il en faut du temps, de la maturation et de l'arrachement à ses conditionnements initiaux pour apercevoir la force inégalable de cet aphorisme, la sagesse contenue dans cette évidence que le sens commun énonce sous une forme apparentée : "demain est un autre jour". Comment le savons-nous nous qui croyons dur comme fer en la persistance des choses, en la continuité assurée de nos rêves, de nos espoirs et de notre être ? Suis-je seulement certain de me lever demain ? Et qui me dit que je serai encore là pour éprouver dans ma chair la nouvelle aurore annoncée ? Mon angoisse d'enfant était une angoisse de mort, le trait du réel perçant la carapace de mes fantasmagories et chuchotant à mon oreille le chant inaudible de l'incertain. Car si le soleil est nouveau, ce n'est donc plus le soleil d'hier que je vois et qui m'inonde de sa douceur matutinale. Le monde d'avant a disparu, tout s'est désagrégé dans la nuit et tout s'est re-constitué dans une alchimie qui emporte ma certitude et mon âme et qui emporte aussi ma croyance en l'unité et le chemin qu'il me semble emprunter chaque jour.
Mes mirages d'enfant sont nouveaux tous les jours ; chaque matin, ils renaissent lorsque mes yeux s'ouvrent et que mon esprit tente de se glisser au milieu des choses ; chaque matin la pluie me rappelle à la pluie et le chant saccadé de la mésange me fait communier avec le chant saccadé de toutes les mésanges inscrites dans ma mémoire.
Le soleil est nouveau tous les jours, oui, mais je suis incapable de le voir, de le sentir et de le vivre. Je le sais, voilà tout! Je ne fais que le savoir parce que j'ai vieilli et que mes rêves d'enfant se sont épuisés sur le roc du réel. La nouveauté ne m'apparaît que lorsque j'éprouve la fatigue de mes songes et que la tempête abandonne mon esprit à la seule raison. Quel est donc ce courage devant le tragique, quelle est cette détermination, sinon le désir inavoué de rêver encore et de supporter l'insupportable ?