Cinq années pour se perdre
Démocrite, "perdition"
Cela fera bientôt cinq années que j'ai quitté le septentrion pour le grand sud-ouest, pour le Béarn solaire et les terres chaudes de l'Ibérie aragonaise, cinq années ! Je savais qu'en arrivant ici ma vie changerait mais je ne pouvais imaginer l'ampleur des mutations et des ébranlements que je devrais traverser. Mon âme voyageuse et nomade, éprise de grande nature s'est réveillée au contact des éléments, s'est puissamment affirmée sur les sentes déroutées par-delà la grande mer de brume et les récifs du piémont. J'ai marché, empli d'une frénésie mystique illimitée, traversé par "la joie qui accompagne l'idée d'une cause extérieure" et sa concrète réalisation active ; j'ai marché, franchissant les divers obstacles dressés devant moi, m'extasiant devant la beauté insaisissable de ces nimbes léchant la paroi d'Ansabère, de ces rayons de lumière aussi purs et radicaux que la foudre, de ces cimes tendues vers les cieux faisant du monde une gigantesque carte sans raison ni loi. J'ai marché jusqu'à me perdre au plus près des abîmes et des failles, à la lisière esseulée du réel lorsque l'écho s'affranchit définitivement de sa source, égaré entre ciel et terre.
Je me suis senti aussi fort qu'une divinité en son domaine et aussi fragile que l'insecte au contact d'un monde trop grand pour lui. Curieuse schizophrénie, paradoxale tension concentrée en un point lorsque convergent en soi les forces contradictoires de la vie, quand l'esprit freine la dynamique ailée de l'âme libre et aérienne. Mon corps tout entier s'est pourtant façonné au contact de la pente jusqu'à absorber la pesante verticalité du monde et la dissoudre allégrement dans l'effort, les mains tendues vers un horizon de perspectives et d'appels. J'ai vécu pendant trois ans les brouillards féroces de la nuit, les tempêtes ravageuses, les avalanches dramatiques, les chutes, les suées, et les splendeurs d'une aphasie sans résidu, me menant sur les "chemins de nulle part", éprouvant dans la chair le trait indocile du réel. J'ignorais alors que le sentiment géologique qui m'avait jusque-là porté sur les voies inouïes d'un esthétisme tellurique était aussi la métaphore d'une tectonique interne bouleversant ma propre structure vitale. Peut-être me fallait-il côtoyer l'abîme pour sentir le creusement de mes fondations et l'itinéraire sibyllin qui devait me précipiter dans un vertige sans retour.
Je me suis déterritorialisé, j'ai quitté femme et vogué un peu hagard vers des lointains enfouis depuis longtemps dans les entrailles de ma psyché. Ma vue s'étend désormais sur la quasi totalité des Pyrénées me livrant, en retour, le panorama contrarié de mon existence. Méditant ce jour la course aléatoire des nébulons occidentaux, il me semble me disséminer dans une solitude neuve, effrayé et réjouis tout à la fois par la disparition de mes rêves et la frugalité d'un pas désorienté.
Cinq années ? Une éternité pour se perdre soi-même dans un entre-deux indicible et inconnaissable. Pourrai-je seulement retrouver l'éclat prometteur de l'aurore et l'appel aventureux des commencements ? L'énigme du monde est aussi mon énigme et le peu que je sache me mène à l'évidence au plus loin de moi-même.