Un cheminement tragique
J'ai connu la fatigue, l'épuisement des facultés, l'affaiblissement radical de ma vitalité. J'ai senti, sous le masque et le vernis des habitudes, le risque d'effondrement et le vertige devant mon propre anéantissement. Il m'a semblé pourvoir disparaître en éprouvant une forme étrange de soulagement dans l'abandon, dans l'attente même d'une fin possible. La fièvre avait emporté dans son brasier le désir d'un retour et l'idée d'une lutte pour la vie. La volonté s'était soumise à la turbulence indomptée de la pathologie.
Je n'avais pas vu combien cet état, pour le moins contrarié, était encore le signe d'une force vitale, cette même force qui me portait à laisser faire la ressource méconnue de l'organisme, lui qui me dépossède de tout effort, de tout courage et maintient dans l'affrontement ma conscience hors du champ de bataille. C'est donc comme étranger à moi-même que "j'ai vécu de me savoir mortel". C'est comme étranger que je traverse ce que j'appelle la vie, ignorant que je suis de ma propre puissance mais tragiquement conscient de ma faiblesse d'humain.
Dans le creux de la dépossession, j'aurais pu cultiver cette bile noire qui m'aurait définitivement fixé à la perte, à l'effroi d'un deuil impossible et sans cesse réitéré, me rappelant que la mort n'est pas à la fin mais à l'origine de toute vie. Mon humeur, pétrie par la blessure saignante, circulant dans mes veines sur un mode mineur, m'aurait fait voir l'infamie de ce monde à travers le prisme affligé de mes larmes.
Ce n'est pas tout à fait ce qui s'est passé. Si la faille s'est indéfectiblement inscrite dans la psyché, elle ne cesse depuis de mobiliser une somme incalculable de forces d'attraction et de répulsion pour ne pas s'y jeter, s'y perdre ou s'y noyer. A chaque instant sa destruction, à chaque moment sa création. La tristesse et la joie sont les deux faces d'un même processus, deux modalités de la force. L'une et l'autre disent pourtant la même chose, c'est que le réel est tout-un, jusque dans les contrariétés qu'il nous inflige, telle la maladie qui n'est jamais extérieure à la santé. "Le chemin ascendant et descendant sont un et le même". (Héraclite)
Saurons-nous l'emprunter sans nous raconter d'histoires ?