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DEMOCRITE, atomiste dérouté
30 septembre 2013

Identités théâtrales

 

 

 

       Je me suis décidé aujourd’hui à entrer en classe en me souciant le moins possible du public, autrement dit à jouer la partition prévue sans inviter qui que ce soit à proposer une piste problématique, une question ou une affirmation préalable comme j’en ai l’habitude en début d’heure. C’est que les élèves savent qu’ils peuvent inscrire au tableau leur "pensée du jour", celle qui a pu germer dans leur "cahier d’auteur" ou "cahier philosophique personnel".

       Ce matin, je n’attends pas, je ne demande rien et je déroule mon cours sur l’identité et la connaissance de soi. Descartes, Hume, Lacan, Sartre et Héraclite sont convoqués pour cette leçon. Ils peuplent magiquement la classe, dans mon esprit, du moins. Je re-découvre toute la puissance et l’autorité de l’institution qui fait disparaître la singularité des individus qui me font face dans l’orthodoxie d’une pratique. Que le professeur exhibe ses talents d’orateur, ses aptitudes à l’argumentation, sa saisie des enjeux et se propre maîtrise va de soi. Dans le silence contenu des élèves, dans la parole énigmatique des sages, au coeur d’une leçon déployée, l’autre, c’est-à-dire l’altérité radicale de l’élève, se désintègre. Sa particule s’efface derrière son rôle, son visage se fond dans l’anonymat d’un public devenu convention. Et au devant de la scène dansent les grandes figures philosophiques et les concepts qui mènent à la féconde ignorance.

         Pour faire surgir ces entités, ne pas se soucier de l’autre demeure la grande tentation ; la tentation d’échapper à la pesanteur et au risque de la rencontre intersubjective, au risque du vacillement et de l’ébranlement des fonctions par delà les discours et les raisonnements. Oui, échapper à la menace qui pèse sur cette paradoxale croisée, croisade pourrait-on dire, des individus qui ne se sont pas choisis et qui doivent mutuellement s’adopter pour habiter ensemble un espace et un temps formellement pensés et conçus par d’autres. C’est qu’ils ont rendez-vous à 8h15 sans avoir pris rendez-vous. Une rencontre décidée par le grand Autre, ce tiers omniprésent, cette ombre panoptique qui impose l’heure, le programme, la durée et même l’identité des acteurs, s’affirme dans une sorte de dépossession de soi introjectée depuis toujours.

        Etrange processus qu’on pourrait qualifier de psychotique si les élèves ne jouaient pas de temps à autre le rôle d’empêcheur de penser en rond, c’est-à-dire de penser tout seul. Leurs interventions, leurs bavardages, leurs chuchotements constituent l’irruption du réel dans le théâtre. L’apparition soudaine du singulier sous la forme du bruit fait naître l’angoisse d’un pouvoir menacé, fragile et précaire, destituable à tout moment. Elle révèle la potentielle perte des moyens et le caractère artificiel de ces entrevues. Qu’est-ce donc qui se rencontre dans l’espace formaté de la classe ? Qu’en savons -nous, nous autres tragédiens ? Y a-t-il seulement rencontre et avec quoi, avec qui ? Dans ce théâtre planent des ombres pathétiques, parfois drolatiques qui se regardent sans se voir, se jugent sans se comprendre, se perdent dans leur rôle, se noient dans leurs notes, se récusent dans leur mépris !

        Ce matin, j’ai abordé la question de l’identité : nul bavardage, nulle moquerie, pas même l’esquisse d’une transgression mineure, tout juste un silence vaguement ensommeillé à cette heure précoce du jour avec de-ci de-là une question, parfois pertinente, souvent naive et minuscule. Avec une aisance certaine, une assurance effective, j’ai éprouvé le contentement d’une pensée rigoureuse, soucieuse de clarifier des enjeux et cependant parfaitement ignorante de l’effet produit dans le réel. En quoi tout cela modifie-t-il quoi que ce soit de la réalité singulière des individus qui me font face ? Je n’en sais fichtre rien. D’ailleurs, en quoi cela importe-t-il ?

                   Texte publié sur le blogue de l'atomiste dérouté le 05 octobre 2006

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Commentaires
L
"Je me suis décidé aujourd’hui à entrer en classe en me souciant le moins possible du public"<br /> <br /> Voici que dans cette insouciance et la distance qu'elle pose, quelque chose Est .<br /> <br /> Une vibration passe, par l'attention mise à " ne rien demander", à s'identifier à " celui qui sait". C'est peut être là la plus belle " leçon" que ce cours donnait sur l'identité.
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D
L'essentiel se passe ailleurs, chère Sibylle, cher Cédric, et c'est bien l'esprit du texte. Cet "ailleurs" est hors des cadres de l'institution mais paradoxalement, ce hors-cadre peut se déployer à l'intérieur, ce qu'exprime fort bien l'intervention de Sibylle. Aussi, tout ce que Cédric écrit n'est juste qu'à un certain niveau. Si j'ai conscience du cirque institutionnel alors "oui", que pourrai-je apprendre ? Mais il y a un autre degré qui n'appartient à personne pas plus à ce "moi" qui croit se construire tout seul dans un solipsisme imaginaire et tautologique qu'à l'autre et qui est lié aux interactions inédites naissant dans un contexte de construction de la parole et des idées. Ce processus suppose une ouverture de conscience et d'esprit. Il peut surgir dans des situations imprévues comme dans le "cadre" d'un cours de philosophie qui invite à philosopher. Je l'ai personnellement expérimenté et j'observe que d'autres l'expérimentent également.<br /> <br /> <br /> <br /> Bien à vous.
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S
Bel article cher Démocrite. <br /> <br /> Tristes sires apparemment que sont ces présences fantomatiques de jeunes adultes « parqués » dans les salles de cours. Des brebis égarées qui ne trouvent plus leur pitance en ces lieux et cadres stéréotypés ? « Petite poucette » ne comprend pas cet acharnement des maitres formatés par l’Institution à détourner ces cheminements de pensée qu’elle abhorre. Reste à comprendre pourquoi les autres professeurs qui enseignent à la marge des méthodes classiques ne parviennent pas à toucher leur cible.<br /> <br /> Signe des temps ? Trop facile.<br /> <br /> J’ai connu ce sentiment d’étrangèreté avec certains enseignants, notamment en terminale et en philosophie. Curieusement cette matière m’intéressait beaucoup mais pas à la façon d’une élève studieuse qui prenait mots à mots les cours dictés par notre « éminente » professeure. <br /> <br /> Je notais rien ou presque rien sur les huit heures par semaine imposées par le programme d’antan, deux ou trois phrases gribouillées çà et là sur mon grand cahier et qui me traversaient de temps à autre, seules phrases qui devaient prouver ma présence physique à ces cours. <br /> <br /> Pour autant, celles là étaient essentielles. Peu m’importait l’auteur, seul le contenu me posait question. C’était un monde qui s’ouvrait, une matière première, une pâte que j’allais sculpter avec les crans de ma singularité.<br /> <br /> J’étais seule au milieu de cette foule d’étudiants, je ne les voyais plus, je ne les entendais plus. Je faisais, extérieurement silence : ma professeure devait probablement penser que j’étais ailleurs, que je n’écoutais pas, que je ne comprenais rien….et que je me moquais éperdument de ces longs déversements de pensées d’auteur. Avait-elle raison ?<br /> <br /> L’effet produit était en réalité tout autre au point que cela bouleversa par la suite mon regard sur le monde, autrui et surtout sur moi-même. <br /> <br /> Madame X alors professeure de philosophie dans ce lycée ne le sut jamais….
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C
En ce qui me concerne, il n'y aucun des cours de philosophie auxquels l'élève que je fus assistât qui me font dire aujourd'hui qu'il était impératif que j'y assistasse.<br /> <br /> <br /> <br /> Entendre quelqu'un parler sur une estrade, de noms, de mots, de pensées, de réflexions passées ne fut en rien pour moi fondateur de ce que je suis. J'écoutais plus ou moins attentivement car on m'a dit qu'il fallait écouter, et mémoriser, pour pouvoir le régurgiter "correctement" sous les questions qui allaient m'être posées lors de séquences nommées "examens", car on m'avait dit que si je ne répondais pas "comme il fallait" je ne passerais pas en classe suivante, car on m'avait dit qu'il était bien vu de passer en classe suivante, alors j'écoutais pour être dans le rang, aucun cours ne m'a laissé de souvenir impérissable, aucun prof n'est mis par ma mémoire sur un piédestal. Des mots, des cours, des connaissances transmises par des humains plus vieux que moi, bref : rien.<br /> <br /> <br /> <br /> Ce qui me fonde, c'est ce que je suis, ce que je vois par moi-même pour moi-même, ce que je comprends par moi-même pour moi-même, ce que j'écris moi et pas ce que d'autres ont écrit avant moi ou ce que d'autres disent qu'il est bien ou bon ou correct d'écrire sur des "feuilles d'examen" dans le but d'avoir des "bonnes notes"...<br /> <br /> <br /> <br /> Je ne vous lisais pas encore en 2006, car si je vous avais lu quand vous avez publié ce texte il est probable que je vous aurais signalé le 'g' manquant à "énimatique" dans le deuxième paragraphe. ;-)<br /> <br /> <br /> <br /> Au plaisir.
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