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DEMOCRITE, atomiste dérouté
1 octobre 2013

Marcher : ce que peut un corps

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        Il est une marche que j'appelle "métaphysique", terme en vérité impropre pour désigner ce dont il s'agit, mais je n'en trouve pas d'autres plus satisfaisants. Cette marche, comme je l'ai écrit il y a quelque temps, n'a rien à voir avec la marche grégaire, spirituelle et sportive. Elle est d'essence tragique car elle met en jeu un type de vérité qui mène le pas au plus près de la faille dans une expérience qui est sans retour possible. Il s'agit là d'une épreuve dans laquelle le marcheur dérouté découvre dans une radicale pauvreté un rapport de proximité au réel, en-deça de toute représentation. 

       La marche métaphysique est donc de l'ordre de l'épreuve tragique. "Epreuve" car elle témoigne des tensions qui divisent l'existence et morcellent la subjectivité entre sa part affirmative et naturelle et sa part réactive et culturelle. "Tragique" parce que cette manière singulière d'arpenter ce que j'ai appelé "l'immonde", est toujours l'évidence première, primodiale qui fait éprouver dans sa chair la grande parenté cosmique, celle qui nous lie au réel sous la forme d'un désert élémentaire de particules d'où surgissent des configurations énergétiques, des agrégats dont nous sommes.

       Marcher revient à faire l'expérience de cette scène où s'affrontent les forces actives stimulées par l'extériorité, par l'énergie de la roche, l'élément tourbillonnaire du vent, le jeu subtil de la gravité qui donne au corps sa consistance et l'incite au redressement et les forces réactives, celles de la conscience peureuse, soucieuse de sa propre préservation, de sa sécurité et de son adaptation au monde tel qu'il est. De cette lutte naît le triomphe ou l'effondrement d'une conscience tragique. Il y a quelque chose de dionysiaque dans l'expérience de cet affrontement qui vise d'abord à convertir les forces réactives en processus d'affirmation, à les faire taire en les consumant dans une transpiration salutaire, à les évaporer dans l'effort musculaire, à les renvoyer au feu sacré de l'originaire, ce brasier inconscient de l'organisme d'où surgit le pas conquérant du marcheur.

        Alors la formule énigmatique de Spinoza, souvent citée ici, prend sa dimension : "on ne sait pas ce que peut un corps. Nous ne le savons pas parce que le corps est la grande réserve des forces et de la vitalité cachée, de ce qui n'a nul besoin d'être justifié. La pensée qui vient après, du dehors, pensée toujours seconde, extérieure en somme à la puissance organique et orgiaque initiales, n'est qu'une triste réaction, qu'une force dominée qui tente de reprendre le contrôle dans une stratégie d'invasion.

        Difficile pour nous de comprendre que le symptôme contre-nature de cette invasion n'est autre que la somme des représentations, la pluralité des images mentales et des messages sociaux dont nous sommes les porteurs par intériorisation des normes. Au-delà du schéma freudien de la seconde topique divisant l'activité psychique en trois instances (ça-moi-surmoi), nous constatons avec Nietzsche que tout le champ de la conscience et du préconscient, toute la dynamique du langage ordinaire et de la convention, des valeurs dont on se revendique, tout cela n'est que l'expérience médiate et dramatiquement vécue des forces réactives, esclavagisées, infériorisées qui luttent pour piéger le marcheur et le fixer à la norme du chemin tout tracé.

        Dans l'expérience déroutée de la marche tragique, c'est le corps qui impose sa loi dans une extension matérielle de la puissance, repoussant les limites de ce que la science envisage sous le nom de rationalité et de ce que la morale énonce sous le nom de valeur. Le pas dénudé, débarrassé de son chien, de sa morne domesticité et de sa laisse se déploie alors dans une jubilation que la nature active au moment même où cette puissance se libère dans le champ de l'incertain. Alors débute la véritable, l'authentique activité : l'aventure d'un corps dont on ignore à peu près tout de ses possibilités comme de son devenir. A l'image insaisissable du réel, l'homme marche et sa destination ne lui importe plus parce qu'il s'est affranchi de la signification de son acte comme de toute signification.

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Commentaires
I
Ce que l'âme ne peut pas prononcer, le corps le vomit à sa place.
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C
Superbe.<br /> <br /> <br /> <br /> Toujours un plaisir de vous lire.
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D
Oui Lise, mais une joie tragique.
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L
Quel bonheur que de suivre ces pas..<br /> <br /> J'ai appelé cela " marcher pieds nus sur les sentiers de la Joie"
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