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DEMOCRITE, atomiste dérouté
2 octobre 2013

Le risque de la parole

 

         En règle générale, je débute un cours en demandant si les élèves souhaitent intervenir pour rendre compte d'une source d'étonnement qu'ils auraient pu noter dans leur cahier d'auteur ou journal philosophique. Souvent, je constate qu'ils n'osent pas prendre le risque d'une parole publique comme si faire part d'un problème, d'un enjeu constituait pour eux un danger pour leur subjectivité. Il n'est pas simple, en effet, d'affronter le groupe, de se distinguer en usant d'un "je" susceptible de faire face au monde et de le questionner devant les autres. Il en faut du courage pour s'extraire de la meute et de l'indolence de l'anonymat qui certes protège et dissimule, mais qui enfouit aussi une part de sa ressource dans un oubli de soi.

        Ils ont compris, pour la plupart, que cet effort et cet exercice ne visent en rien une expression de l'intimité, des affects personnels liés à une situation singulièrement vécue. Le cahier philosophique a pour objet d'interroger tout ce qui arrête le cours ordinaire de la pensée, le régime mécanique de l'existence marqué par la routine et la dramatique "normalité". Il faut poser que rien ne va de soi, que rien n'est normal et comme le dit remarquablement Schopenhauer : "Plus un homme est inférieur par l'intelligence, moins l'existence a pour lui de mystère." La conscience philosophique s'arrache à la morne régularité de l'habitude et pointe le plus souvent, dans une fulgurante intuition, une énigme sous la pesanteur des significations imposées par le groupe. On se trouve ici dans un registre qui s'adresse à une forme subtile d'universalité car le problème repéré peut alors faire problème pour tous.

        Il y a donc une audace à prendre la parole, à s'en saisir pour placer devant l'oeil et l'entendement de chacun une "chose" extraordinaire cachée sous l'ordinaire apparent des situations. Cette année, des élèves se risquent et notamment ceux qui sont en série technologique et qui n'ont que 2 heures de philosophie par semaine. La demande est forte car les disciplines qu'ils pratiquent ne leur autorisent quasiment aucune prise de parole ni aucun processus de pensée critique. Je sens que pour eux la philosophie est une aubaine, une chance qu'ils saisissent avec un certain enthousiasme.

        Quelques-uns ont proposé leur étonnement à la classe. Personne ne rit, nul ne sourit. Ils veulent discuter, je les laisse faire. Puis nous discutons ensemble et je les aide à dégager le problème soulevé. Une fois l'intervention passée, un élève très motivé m'interpelle : "Et vous Monsieur ? Vous avez noté quelque chose dans votre carnet ?" C'est bien la première fois dans ma carrière qu'un élève ose me demander si je fais l'exercice que je leur propose. Je vois bien qu'il me met gentiment à l'épreuve. 

        La classe se tait et attend ma réponse dans un silence inhabituel et soudainement assez lourd. Heureusement, la veille, j'ai écrit un article sur mon blogue : "De la sympathie philosophique" ; je le leur explique avec des mots simples : "d'où provient qu'on se sent spontanément en phase avec tel ou tel auteur alors que sur le plan argumentatif, ils paraissent tous convaincants ou presque ? D'ou vient cette sympathie philosophique qui nous porte à sentir des préférences voire une sorte d'amitié avec ce philosophe et pas celui-là ?"

                 Ils m'écoutent avec attention, je ne me défile pas et vois dans leurs yeux qu'ils cherchent à vérifier quelque chose. Je viens, sans m'en apercevoir immédiatement, de passer un test. J'ai été sur le grill pendant quelques minutes car ce qu'ils ont questionné, c'est l'implication philosophique et subjective de celui qui a pour charge d'enseigner. Il est (relativement) facile de se protéger derrière la fonction qui est justifiée par l'institution. Il est moins aisé de quitter sa casquette et son rôle pour parler d'homme-à-hommes de problèmes philosophiques. Je m'en suis bien sorti pour cette fois mais j'avoue avoir eu une certaine chance car il aurait été parfaitement possible que je ne pusse strictement rien dire. Ils en auraient certainement conclu : "ce type est un imposteur qui nous demande de faire ce qu'il est peut-être incapable de faire lui-même !"

        En sortant de cours, beaucoup m'ont remercié. Je les ai remerciés en retour.

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Commentaires
L
La parole comme " étonnement " est un ébranlement.<br /> <br /> Lorsque quelque chose en nous ose quitter la certitude du "je sais" tout en brûlant du désir de connaître.<br /> <br /> Je la compare à un heurtoir de porte :" heurter, frapper à la porte de la conscience en détournant l'attention de celui en nous qui guette le sens."
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