La solitude, socle de l'amitié
Je n'ai pas d'ennemis connus ; je n'ai guère d'amis. Cela peut surprendre et même choquer ceux qui se diront mes amis et qui me liront. C'est pourtant vrai. Je tiens l'amitié pour une tâche d'une grande rudesse et hautement difficile. J'ai conscience de la pesanteur du mot employé ici - une tâche, car je pressens, en-deçà de la congruence spontanée des affects et des sentiments qui entourent ordinairement les relations humaines, l'irrépressible besoin de se réchauffer, de rencontrer magiquement une tiédeur qui épargnera la vilaine morsure du froid, c'est-à-dire le masque pétrifié de la solitude ! Il est si facile de céder aux mirages de la rencontre et de renoncer au troisième terme nécessaire et constitutif de toute relation d'amitié c'est-à-dire la vérité.
Je ne crois pas à l'amitié fusionnelle ou plutôt, si je constate qu'une telle relation est possible, je ne la qualifie pas d'amitié. Toute fusion est disparition des médiations propres à penser la relation et effacement du réel. De même, je me méfie des amitiés dites complémentaires à l'instar de Montaigne selon lequel "les âmes se mêlent et se confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes". Je ne doute pourtant pas qu'un secret accointement préside à cette forme particulière de relation, une énigme échappant à toute convention sociale dont la source reste à la fois inexplicable et sans cause assignable. Mais le secret ne suffit pas à l'amitié telle que je la conçois et telle qu'elle me paraît si difficile dans l'appauvrissement qu'elle exige.
Il y a pire que les "fausses amitiés". Le moyen le plus radical et le plus commun pour effacer de sa conscience toute possibilité de rencontre d'amitié est le couple, cet "accord pathologiquement extorqué" (Kant) qui repose sur l'anéantissement de la source vitale et sur une aliénation dramatiquement consentie. La sacralité du couple constitue le principal obstacle à l'effort exigé par la relation d'amitié. C'est pourquoi le solitaire, le créatif, le dérouté, ne peut guère nourrir de relations sérieuses avec un couple. Toute prise de position subjective devient immédiatement une menace pour les contractants. La domestication des pulsions, l'installation dans une norme imaginaire (que va-t-on créer à deux ?) restent le fruit d'une complémentarité névrotique difficilement compatible avec l'exigence de vérité propre à l'amitié.
Il faut éprouver sa solitude, la regarder en face et ne plus la perdre complètement de vue pour parler avec sérieux de l'amitié. C'est de là que tout procède, de cet originaire pathétique proche de la décomposition du moi qui ne soumet pas la relation à la première des transactions narcissiques venue ou au confort ordinaire de se perdre dans l'autre. Il n'y a rien à effacer, rien à oublier, rien à masquer. Il n'y a rien à perdre car tout est là depuis toujours. Aussi le risque n'est-il pas si grand. Fort de ma faiblesse, je m'adresse à l'autre. Sa chaleur ne m'hypnotise plus, parce qu'un vent glacial venu des profondeurs tempère la tentation idéaliste qui est en moi. L'ami pourra-t-il me suivre sur le terrain dénudé des forces ? Accepterons-nous de parler de nos forces propres, de celles que nous mettons à l'épreuve dans ce que nous appelons "vivre" ? Peut-être, découvrirons-nous que nous avons un incommunicable en partage. Holà ! Mon Ami ! Pourrons-nous nous parler en vérité ? Pouvons-nous seulement nous autoriser ?
Entendons par ce terme de vérité, non pas un savoir, une connaissance de plus, non pas un artifice pour la gloriole personnelle mais une exigence, un souci de penser ensemble sur les bords aventureux du réel, après avoir été capable de se défaire du régime commun de la convention, des coutumes, des rôles divers et variés que le moi emprunte et qui l'aveuglent ? Trop de relations noyées dans le scénario prévisible des personnages qui nous tiennent, aliénés à l'écart de nous mêmes. Trop de libertés revendiquées pour ne pas vivre libre en s'attachant aux ficelles rassurantes de l'incantation et de la magie collective ! Qu'allons-nous dire ? Et qu'aurons-nous modifié ensemble ? Que se sera-t-il passé ? Nous ne le savons pas. Cette féconde ignorance est la source même de ce que nous appelons ici "amitié".
La relation d'amitié n'est donc pas une posture de plus, un rôle qu'on s'attribue mais une disponibilité aux choses, une ouverture qui n'est pas sans rapport avec la conscience intime de la faille qui aura raison de nous. C'est pourquoi toute amitié véritable est d'essence tragique. Et dans la faculté de reconnaître notre faiblesse d'humain, dans l'aptitude à voir le dérisoire d'une vie, se glisse la possibilité d'une parole qui fait signe vers l'énigme du monde. Si l'amitié est chose difficile c'est qu'elle nous invite à nous défaire de nos compromissions. Il est rare d'avoir des amis et plus fréquent d'expérimenter des gestes ou des moments d'amitié. Et quand cela se produit, c'est autour de l'énigme que nous dansons, c'est en poètes que nous la pratiquons : Alètheia !