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DEMOCRITE, atomiste dérouté
13 novembre 2013

Gravity : l'effroi et la beauté, Pascal et Spinoza

 

      En découvrant avec une authentique jubilation le film Gravity (bande annonce ici, désolé pour la pub), j'aurais pu penser à Lucrèce et à son célèbre vers : "His ibi me rebus quaedam divina voluptas percipit atque horror", divine volupté et horreur devant le spectacle des choses, devant la nature terrifiante et magnifique ! En effet, la formule de l'épicurien résume fort bien, me semble-t-il, le sentiment d'extase esthétique mêlé de terreur qui s'empare du spectateur devant l'homme sans gravité, filmé par Alfonso Cuarón. C'est d'une expérience extra-terrestre dont il s'agit, laquelle nous propulse dans la banlieue de la Terre, aux antipodes d'un monde habité par les vivants. Ici, l'expérience visuelle est au service d'une intuition du tragique qui n'a pas besoin d'être énoncée ou qui s'exprimera sous la forme d'une joie esthétique contrariée par les conditions inhumaines qui règnent là-haut. Après le film, j'ai songé avec beaucoup d'intensité, non pas au De natura rerum de Lucrèce, mais plus volontiers à deux philosophes du XVIIè siècle : Pascal et Spinoza.

       Pascal d'abord, lorsqu'il contemple avec effroi l'éternité d'un univers sans bornes, d'un plurivers acosmique. L'auteur des Pensées se trouve comme suspendu devant l'énigme du Tout dont la structure, la force, l'immensité échappent aux catégories de la pensée, le renvoyant lui et l'humanité entière à leur incapacité fondamentale dans "le silence éternel des espaces infinis". Et pour cause, dans l'univers, rien n'est audible. Le son n'existe pas : aucune parole donc, aucune pensée, aphasie trouée par des puissances incommensurables. Pascal ne s'est pourtant pas arraché à la gravitation terrestre comme ces cosmonautes qui luttent pour leur survie. Il n'a pas expérimenté le fait d'être désarrimé, seulement relié à l'artifice technologique que constitue un module satellitaire tournoyant à la périphérie de la Terre et soumis à des températures oscillant entre + 150 et - 100°.  Ce grand vide sidéral donne le vertige devant l'absolu, devant ce qui nous prive de toute relation. Plus de relativité donc et plus de représentation pour faire face à ce qui ne fait plus monde et précipite l'esprit dans l'illimité, c'est-à-dire l'angoisse du néant. L'intuition pascalienne est redoutable d'anticipation et de vérité. Entre l'horreur du vide et la splendeur de la terre, les cosmonautes oscillent sans cesse et avec eux, les spectateurs privés de leur propre gravité comme de tout référent, dans l'expérience cinématographique filmée ici en trois dimensions.

     J'ai aussi pensé à Spinoza et à la très fameuse Lettre à Schuller dans laquelle il interroge la signification réelle de la liberté humaine qu'il examine en usant de la métaphore de la pierre.

     "Une pierre reçoit d'une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement, et l'impulsion de la pierre venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non parce qu'elle est nécessaire, mais parce qu'elle doit être définie par l'impulsion d'une cause extérieure. [...] Concevez maintenant que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, pense et sache qu'elle fait effort, autant qu'elle peut pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu'elle a seulement conscience de son effort et qu'elle est en aucune façon indifférente, croira qu'elle est très libre et qu'elle ne persévère dans son mouvement que parce qu'elle le veut."

       L'homme dans l'espace est comme cette pierre jetée, soumise aux lois de la gravitation universelle. Le moindre mouvement s'imprime en son corps et le projette sans fin dans l'infini, sans qu'à aucun moment la volonté de l'homme ne puisse l'interrompre. Seul un élément extérieur, heurtant de plein fouet notre agrégat humain, amas d'atomes à la dérive, pourra modifier la trajectoire initiale de ce corps. Bref, nous devons notre vie à l'interdépendance, à la relativité qui nous rattache à un sol ferme et à une somme incroyable de déterminations terrestres et extra-terrestres. Gravity met en perspective la nature décisive de ce lien, de ce point d'arrimage qui défait toute croyance en un sujet pur, souverain et capable d'autodétermination. Ce que veut la pensée, le corps le nie et l'infirme définitivement. Sur ce point, le spinozisme est éclairant : il nous rappelle que dans le grand Tout de la Nature, "l'homme n'est pas un empire dans un empire". Il ne peut être que déterminé à vivre et à mourir. Son libre arbitre n'est qu'un leurre ! 

Gravity révèle esthétiquement un impensé métaphysique condensé dans le sublime et la mort, les deux faces de la même réalité qui nous englobent, nous déterminent et nous mènent au silence. 

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Commentaires
D
En effet, Pierre-Paul, comment l'homme qui médite devant le spectacle inouï des espaces infinis pourrait-il demeurer indifférent à ce film ? Au-delà de la prouesse technique, il y a la prise de conscience de ce "cachot" qu'est la Terre, "égaré dans un canton de la vaste nature" pour reprendre Pascal. Aussi, nos petites misères, nos luttes et nos revendications peuvent-elles nous apparaître ô combien misérables !
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P
Je me réjouis de ta découverte jubilante de ce chef d’œuvre, que je voulais te recommander alors que je lisais ta critique navrée de "La vie d'Adèle".<br /> <br /> J'ai été transporté par une œuvre qui, enfin, développe une intensité dramatique et esthétique époustouflante par l'absence de bruit dans l'espace. En dehors du mythique "2001", la science-fiction, peut-être pour se complaire dans le ghetto qu'elle s'est elle-même créé, se refusait cette rigueur propre à rendre compte de l'hostilité du vide. Entre vrombissements fantaisistes et explosions, le space opéra tenait ouvertement de la bataille navale et était loin de rendre hommage à la beauté fascinante et terrifiante inhérente à l'expérience de l'espace, si magistralement rendue par la caméra virevoltante et parfois subjective d'Alfonso Cuarón.
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