Lire ou philosopher ?
J'ai, depuis toujours, cultivé une méfiance instinctive et quasi-systématique pour les livres, ayant eu très tôt le sentiment que ce monde du récit, de la pensée m'éloignait de ce qu'un de mes amis proches appelle, "la vraie vie", expression que j'abhorre, mais qui ici, désigne le terrain de l'expérience, de la rencontre concrète, de la vitalité en acte et du corps. Entrer dans un livre nécessite une forme de retrait, de suspension et d'écart ce qui, en soi ne me déplairait pas, s'il ne s'accompagnait dans le même temps, d'une immersion dans les mots d'un autre qui exige une forme pernicieuse d'oubli. Pour lire, il faut, qu'on le veuille ou non, qu'on en ait conscience ou pas, avoir signé un contrat tacite d'adhésion inconditionnelle aux signes, à leur mécanisme de renvois, à une institution - le langage - dont l'intériorisation impose la primauté du système symbolique sur le réel.
La lecture des philosophes a toujours été chez moi ambivalente et mêlée de résistance comme si je pressentais dans le rapport à ces médiations sérieuses, une "diversion" pour parler comme Montaigne, autant dire une forme subtile d'hypocrisie, dont le livre est le support et le gardien. Gardien de la vérité philosophique, symbole de la plus haute culture, le livre est un temple, un objet magiquement investi par le groupe social, mobilisant inconsciemment la mythologie fondatrice de la civilisation. Il n'est donc pas un objet quelconque surtout lorsqu'il est censé véhiculer "la sagesse" supposée des Anciens, la profonde pensée d'un Aristote, la métaphysique d'un Descartes ou la morale pratique d'un Kant. Le livre, gardien du mystère et de la vérité ! Que n'ai-je entendu dans ma scolarité résonner cet impératif présenté comme catégorique et hautement moral : "il faut lire !"
Cette insistante obligation formelle doublée plus tard d'une contrariété sur le fond ont sans doute été cause que je n'aie quasiment jamais pu finir un seul ouvrage de philosophie, alors même que leur contenu pouvait concomitamment susciter en moi des exaltations réelles, telles que j'en ai vécu avec Pascal, Nietzsche, Lucrèce, Clément Rosset, et certains passages de Rousseau dont le style m'emportait bien plus d'ailleurs que les idées. Ce n'est pas un hasard si mon goût me portait vers les aphorismes, les pensées brèves, les textes courts plus que vers les sommes aussi lourdes qu'indigestes d'un Hegel ou d'un Kant.
Mais au fond, que signifiaient ces exaltations ? Pourquoi ces emportements sinon pour constater que les mots des autres étaient le prolongement d'expériences que nous pouvions avoir en partage, d'intensités dont la source résidait dans le corps et le brutal contact du réel, auquel je me confrontais moi-même ? Fallait-il réellement des livres et des auteurs pour le découvrir ? Fallait-il des théories et des concepts, des références et des analyses pour me rapprocher de l'essentiel ? J'aimais tout en les repoussant, tout en m'en délestant, ces pages qui, me parlant d'un autre, de sa perception et de ses représentations, me parlaient aussi de moi, de ma vie, de mon être, de mes faiblesses comme de mes forces. Tous ces livres n'ont fait que me confirmer ce que je savais déjà plus ou moins confusément : le réel est la butée fondamentale, ce sur quoi se heurte la solitude de l'être. Voilà pourquoi nous lisons. Pour s'entourer d'une fallacieuse fraternité, d'un oubli vagabondant de page en page dans le flux continu des idées qui font plus ou moins sens mais qui excitent le désir de savoir, de comprendre alors même que la vie échappe à toute compréhension. Lire et se sentir moins seul ! Eprouver une chimérique proximité avec le monde ordonné de la pensée, couchée sur le papier ! Quitter les mondanités présentes du dehors pour s'immerger dans d'autres mondanités labellisées "grande culture", Platon, Schopenhauer, Nietzsche... Qu'importe !
Telles sont les finalités inavouées de la lecture ! Tel est l'objet d'un culte secret incarné par le livre qu'on encense, qu'on valorise volontiers mais qui rend possible la circulation inaperçue d'un pouvoir au service d'une division des forces. En rompant la tragique solitude, en se laissant aller à la fantasmagorie des signes, le sujet renforce la domestication de son être et de sa vitalité. Un grégarisme insidieux parce que sérieux, s'empare de son vouloir petit à petit et le tient à l'écart de la gratuité et du chaos de ses forces propres, celles qui vibrent dans le hors langage et qu'on ne saurait dompter.
Autant dire que le livre de philosophie nécessite au préalable une philosophie du livre, consciente de l'hallucination qui accompagne toute lecture et du glissement hypnotique qui emporte l'esprit dans le pouvoir des mots devenus des idoles. Faudra-t-il brûler les livres et laisser se consumer les mots des autres ? Brûler les livres, oui, mais pas sur un mode réactif et grossier à la manière des fascistes et des fous furieux. Brûler les livres pour ne plus être dupe, pour sentir que la vérité ne peut être sauvée. Brûler le livre est l'art du détachement par lequel le feu sacré de l'expérience consume le pouvoir exorbitant de la culture et ramène l'objet à ce qu'il est : un monde de signes au milieu du chaos.
Sur les braises encore fumantes de l'insignifiance dévoilée, se saisir d'un ouvrage dans sa bibliothèque et le lire en sachant qu'il n'y a définitivement rien de nouveau sous le soleil. Refermer le livre, « revenir aux choses mêmes » et se savoir aussi nu, aussi désespérément nu qu’à la première page ! Au fond, qu'avons-nous fait sinon perdre une fois de plus notre temps ?