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DEMOCRITE, atomiste dérouté
10 décembre 2013

Lire ou philosopher ?

        

       J'ai, depuis toujours, cultivé une méfiance instinctive et quasi-systématique pour les livres, ayant eu très tôt le sentiment que ce monde du récit, de la pensée m'éloignait de ce qu'un de mes amis proches appelle, "la vraie vie", expression que j'abhorre, mais qui ici, désigne le terrain de l'expérience, de la rencontre concrète, de la vitalité en acte et du corps. Entrer dans un livre nécessite une forme de retrait, de suspension et d'écart ce qui, en soi ne me déplairait pas, s'il ne s'accompagnait dans le même temps, d'une immersion dans les mots d'un autre qui exige une forme pernicieuse d'oubli. Pour lire, il faut, qu'on le veuille ou non, qu'on en ait conscience ou pas, avoir signé un contrat tacite d'adhésion inconditionnelle aux signes, à leur mécanisme de renvois, à une institution - le langage - dont l'intériorisation impose la primauté du système symbolique sur le réel.

        La lecture des philosophes a toujours été chez moi ambivalente et mêlée de résistance comme si je pressentais dans le rapport à ces médiations sérieuses, une "diversion" pour parler comme Montaigne, autant dire une forme subtile d'hypocrisie, dont le livre est le support et le gardien. Gardien de la vérité philosophique, symbole de la plus haute culture, le livre est un temple, un objet magiquement investi par le groupe social, mobilisant inconsciemment la mythologie fondatrice de la civilisation. Il n'est donc pas un objet quelconque surtout lorsqu'il est censé véhiculer "la sagesse" supposée des Anciens, la profonde pensée d'un Aristote, la métaphysique d'un Descartes ou la morale pratique d'un Kant. Le livre, gardien du mystère et de la vérité ! Que n'ai-je entendu dans ma scolarité résonner cet impératif présenté comme catégorique et hautement moral : "il faut lire !"

       Cette insistante obligation formelle doublée plus tard d'une contrariété sur le fond ont sans doute été cause que je n'aie quasiment jamais pu finir un seul ouvrage de philosophie, alors même que leur contenu pouvait concomitamment susciter en moi des exaltations réelles, telles que j'en ai vécu avec Pascal, Nietzsche, Lucrèce, Clément Rosset, et certains passages de Rousseau dont le style m'emportait bien plus d'ailleurs que les idées. Ce n'est pas un hasard si mon goût me portait vers les aphorismes, les pensées brèves, les textes courts plus que vers les sommes aussi lourdes qu'indigestes d'un Hegel ou d'un Kant.

      Mais au fond, que signifiaient ces exaltations ? Pourquoi ces emportements sinon pour constater que les mots des autres étaient le prolongement d'expériences que nous pouvions avoir en partage, d'intensités dont la source résidait dans le corps et le brutal contact du réel, auquel je me confrontais moi-même ? Fallait-il réellement des livres et des auteurs pour le découvrir ? Fallait-il des théories et des concepts, des références et des analyses pour me rapprocher de l'essentiel ? J'aimais tout en les repoussant, tout en m'en délestant, ces pages qui, me parlant d'un autre, de sa perception et de ses représentations, me parlaient aussi de moi, de ma vie, de mon être, de mes faiblesses comme de mes forces. Tous ces livres n'ont fait que me confirmer ce que je savais déjà plus ou moins confusément : le réel est la butée fondamentale, ce sur quoi se heurte la solitude de l'être. Voilà pourquoi nous lisons. Pour s'entourer d'une fallacieuse fraternité, d'un oubli vagabondant de page en page dans le flux continu des idées qui font plus ou moins sens mais qui excitent le désir de savoir, de comprendre alors même que la vie échappe à toute compréhension. Lire et se sentir moins seul ! Eprouver une chimérique proximité avec le monde ordonné de la pensée, couchée sur le papier ! Quitter les mondanités présentes du dehors pour s'immerger dans d'autres mondanités labellisées "grande culture", Platon, Schopenhauer, Nietzsche... Qu'importe !  

     Telles sont les finalités inavouées de la lecture ! Tel est l'objet d'un culte secret incarné par le livre qu'on encense, qu'on valorise volontiers mais qui rend possible la circulation inaperçue d'un pouvoir au service d'une division des forces. En rompant la tragique solitude, en se laissant aller à la fantasmagorie des signes, le sujet renforce la domestication de son être et de sa vitalité. Un grégarisme insidieux parce que sérieux, s'empare de son vouloir petit à petit et le tient à l'écart de la gratuité et du chaos de ses forces propres, celles qui vibrent dans le hors langage et qu'on ne saurait dompter.

      Autant dire que le livre de philosophie nécessite au préalable une philosophie du livre, consciente de l'hallucination qui accompagne toute lecture et du glissement hypnotique qui emporte l'esprit dans le pouvoir des mots devenus des idoles. Faudra-t-il brûler les livres et laisser se consumer les mots des autres ? Brûler les livres, oui, mais pas sur un mode réactif et grossier à la manière des fascistes et des fous furieux. Brûler les livres pour ne plus être dupe, pour sentir que la vérité ne peut être sauvée. Brûler le livre est l'art du détachement par lequel le feu sacré de l'expérience consume le pouvoir exorbitant de la culture et ramène l'objet à ce qu'il est : un monde de signes au milieu du chaos. 

      Sur les braises encore fumantes de l'insignifiance dévoilée, se saisir d'un ouvrage dans sa bibliothèque et le lire en sachant qu'il n'y a définitivement rien de nouveau sous le soleil. Refermer le livre, « revenir aux choses mêmes » et se savoir aussi nu, aussi désespérément nu qu’à la première page ! Au fond, qu'avons-nous fait sinon perdre une fois de plus notre temps ?

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Commentaires
D
Oui chère Elly (content de vous retrouver...), pour lire il faut vivre, être en vie et je ne nie pas ce fait. Ce que j'interroge, c'est bien la nature de cette expérience, la rencontre supposée avec ce quelque chose de socialement organisé (la langue) qui manque toujours son objet éternellement dérobé. <br /> <br /> <br /> <br /> Que l'on investisse intensément sa lecture, c'est fort possible ; voilà l'hallucination dont nous avons besoin pour supporter notre pauvreté ontologique. Cela est-il nécessaire de le faire remarquer ? De le pointer ? Pour le commun, ce qui est écrit dans cet article est scandaleux. Pour celui dont l'exigence de vérité signifie quelque chose, il y a là une cruelle illusion de fond dont on peut ne plus être dupe, ce qui ne nous empêchera pas d'écrire, de lire et d'adhérer au "monde" des signes, à leur magie, de succomber encore parce qu'il est impossible de se passer de cette illusion sans sombrer dans la folie.<br /> <br /> Mais rassurons-nous, l'oubli opère si vite que nous perdrons à nouveau dans les mailles de la pensée, de la poésie, de la littérature tout en croyant le toucher du doigt ce quelque chose d'essentiel qui ne fait signe vers rien et qui pourtant nous constitue.<br /> <br /> Amitiés
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E
Pourquoi donc, cher Démocrite, lire ne serait-il pas "vivre" -ou une expérience (intersubjective, nous confrontant à une altérité) impliquant corps et esprit- ? Lire comme on escalade une montagne, comme on plonge dans un lac, comme on fait une sieste, comme on entre dans un songe, comme on cueille une rose, comme on hume son parfum, ou encore comme on écrit quelques vers... Il y a le monde du récit (ou des aphorismes, ou des longs romans, ou des polars, ou des essais philosophiques, etc), certes, mais le langage, c'est aussi la vie (disait Benveniste), un réel, non ? Ne serait-il pas un réel que l'on a travesti en structure symbolique, en système de signes, en grammaire, en normes, en outil de pensée, de communication, ou que sais-je encore, de révélation d'un invisible quelconque, un poème ? Langage que l'on a tellement bien habillé, déguisé, que l'on a oublié son énigme même ? Et qu'on a fini par ériger en Culture, en savoir, en connaissances, ou, en statut de la liberté ? Je n'ai pas de réponses, encore moins des certitudes, n'étant ni philosophe, ni lettrée, ni poète... mais je suis toujours bluffée par ce qu'on appelle le langage, et par ses manifestations diverses en ce monde. Cela donne, entre autres, la possibilité d'échanger, et pourquoi pas, de philosopher, de s'étonner, encore et toujours, voire de s'émerveiller aussi. <br /> <br /> Bien amicalement,<br /> <br /> et bel été à vous.
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G
J'ai bien compris l'esprit du texte, et je me permets un brin d'humour qui vise plutôt certain commentateur un peu trop sérieux dans ses saillies! <br /> <br /> Sur le fond, il me semble évident qu'il y a une brèche insurmontable entre l'ordre symbolique - dont le texte est la forme canonique - et le réel, dont aucun texte ne peut rendre compte. Il y a des écrits qui ferment l'accès, et d'autres qui font signe dans sa direction, comme fait admirablement Héraclite. Ce point acquis, rien n'empêche de batifoler dans les bosquets poétiques. "Les non-dupes errent", comme chacun sait.
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S
Ce que vous pointez ici cher Démocrite est assez redoutable au point que je m’interroge de savoir s’il s’agit bien de se détacher du chemin livresque (comme moment, étape nécessaire mais qu’il faudrait subsumer) pour le philosopher ou s’il s’agit d’affronter notre propre impuissance à nommer et donc à écrire ce qui se joue dans le philosopher. <br /> <br /> J’ai connu comme vous les affres des ouvrages philosophiques, qui m’ont je l’avoue, souvent donnés la migraine ou a contrario procurés une immense joie. Là où le bât blesse, c’est que la plupart des esprits dits « apprentis philosophes » ou dotés d’une curiosité intellectuelle sont domptés, séduits, « docilisés »par la lecture de textes.<br /> <br /> Or, le mode du philosopher a ceci de singulier qu’il jaillit dans notre esprit à notre propre insu, il fait irruption, bouleverse et chavire le cours de nos pensées. Dans tous les cas cheminer sur ses sentes ne se décrète pas. <br /> <br /> Le fait est de constater que nous ne venons jamais à nos pensées car elles viennent à nous et si la lecture de quelques textes peut trouver un retentissement fort ou faible en moi, elle ne constitue en rien le mouvement qui irrigue les sillons de mon âme, mieux les méandres de mes pensées.<br /> <br /> L’autre difficulté que je perçois est cette tentative toujours vaine, maladroite voire même illégitime qui consisterait à vouloir emprisonner dans des morphèmes cet élan qui préside au philosopher, capturer la pensée de l’im-pensé : impensable n’est-ce pas ! <br /> <br /> Si l’on accepte de quitter momentanément la pensée conceptuelle, celle de la tradition métaphysique pour laisser éclore la pensée originaire, alors on pourra dire à l’instar d’ Hölderlin : que « l’homme est un signe, vide de sens » et c’est bien de cela dont il s’agit..<br /> <br /> Le langage n’est malheureusement pas assez subtil pour (dis)cerner ce flux.. L’arbre est à chaque instant une chose neuve : nous affirmons la chose parce que nous ne saisissons pas la subtilité d’un mouvement. (F. Nietzsche « La volonté de puissance »).
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D
Certes, mon cher Guy mais "brûler les livres" est évidemment une métaphore. Il est dommage d'être aussi loin de l'esprit du texte. <br /> <br /> Bien à vous.
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G
Sans doute, mais il ne suffit pas de brûler les livres pour en être quitte! Pourquoi pas se brûler soi-même pour faire bonne mesure? Il est plus difficile d'examiner en toute rigueur ce que l'on a appris pour en tirer une substance "toute à soi", pour parler comme Montaigne. Celui-là a su lire, et trier, et juger, sans se perdre dans le fatras des savoirs inutiles et dispendieux. A mon sens il faut se rendre conscient de ce qu'on a appris des autres sans idolâtrie ni ingratitude, et faire en soi le ménage.
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D
Oui mon cher Cédric, il est des incendies nécessaires, utiles à la conscience lorsqu'ils sont le fruit d'une désillusion et d'un mode d'accès à l'impermanence des choses.
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C
Relire votre article n'a fait que confirmer ma première impression : ce que vous exprimez là me parle.<br /> <br /> <br /> <br /> D'ailleurs, en lisant les mots "brûler les livres", ça m'a rappelé certaines de mes phrases que je ne résiste pas à partager ici.<br /> <br /> <br /> <br /> On retrouve ce mot "brûler" dès la deuxième phrase de mon blog :<br /> <br /> <br /> <br /> " 2. La vérité est un feu qui n'a pas besoin de mots : les brûler ! "<br /> <br /> <br /> <br /> "570. <br /> <br /> Brûler les mots, tous les mots.<br /> <br /> Puis respirer l'odeur de la cendre.<br /> <br /> Et voir renaître les définitions de cette émanation."<br /> <br /> <br /> <br /> "3848. <br /> <br /> Le passé est écrit, les coquilles incorrigibles.<br /> <br /> Brûler le livre.<br /> <br /> <br /> <br /> L'envol est dans la plume, pas dans le livre. "<br /> <br /> <br /> <br /> "4141. Une question est une cercueil que j'aime voir brûler. "<br /> <br /> <br /> <br /> Au plaisir, cher Démocrite, de brûler les mots et de brûler dans les mots...
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D
Tous ces commentaires, mis à part celui de Cédric que je remercie au passage, ne font que confirmer la thèse soutenue dans l'article : qu'il est difficile de se déprendre de ses idoles, de ses fictions intérieures, de ses besoins ! Rien n'est plus consensuel et finalement convenu que de dire : "je lis en toute liberté", "je choisis toujours de lire" ou encore "le texte relève de la gratuité et du plaisir". Qui pourra dire qu'il lit sous la contrainte ou pire, sous la torture ? <br /> <br /> <br /> <br /> Chère Antigone815, il est si facile de débiter des lieux communs en croyant de surcroît repérer des contradictions lorsqu'on ne comprend rien aux thèses comme aux intuitions déployées ici. Nous évoluons tellement sur des terrains distincts que je me permets de vous recommander la lecture assidue des blogues de Luc Ferry, de Comte-Sponville ou de Frédéric Lenoir. Vous y serez tout à votre aise et vous vous y retrouverez sans difficulté aucune. <br /> <br /> <br /> <br /> Que Bouddha, Socrate ou Pyrrhon n'aient rien écrit, que leur enseignement ne passe pas par le livre mais par la pratique vivante d'une oralité concrète et d'une rencontre, invite à interroger la projection magique qui entoure l'objet, et dont les anciens se sont méfiés. <br /> <br /> C'est d'ailleurs moins l'objet qui importe que le rapport aux signes qui relève d'un impératif catégorique, d'un impensé qu'il est difficile d'interroger sans menacer (croit-on) de révéler l'intériorisation de la culture à laquelle nous sommes tous arrimés, surtout lorsqu'on se pense lettré, philosophe ou poète (nous autres les emposteurs ). <br /> <br /> La poésie est hors langage et Mallarmé se moque du monde comme de lui -même car le monde n'est fait pour rien du tout (petit clin d'oeil à Tante Léonie). La valeur du philosopher ne se trouve dans aucun livre mais nous avons tous besoin de le croire pour incarner et donner une forme apparemment objective à ce qui est inaperçu en nous et qui travaille dans l'ombre, oublieux que nous sommes. <br /> <br /> Que serais-je, moi, sans Lucrèce, Epicure ou Héraclite ? Cette intéressante question me laisse penser que mon article n'est pas tout à fait dénué d'intérêt ni de sens.
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T
"le monde est fait pour aboutir à un beau livre" (Mallarmé)<br /> <br /> L'insignifiance de notre existence ne dispense pas de jouir d'icelle... !<br /> <br /> Sujet actuel : Carlo Strenger," la peur de l'insignifiance nous rend fous" ! <br /> <br /> Rien à ajouter au commentaire d'Antigone : ni à celui de GK : j'y souscris pleinement.<br /> <br /> Cordialement,<br /> <br /> Tante Léonie
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