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DEMOCRITE, atomiste dérouté
7 mars 2014

Une identité qui sent le cadavre

        "Toute identification s'accompagne simultanément d'une désidentification" notait Sartre avec raison. Je ne peux jamais me saisir moi dans une image sans me perdre à nouveau et sans constater qu'entre la vie subjective et la représentation subsiste un écart que rien ne vient combler. Je ne peux être dans le même temps sujet et objet ! De même, le philosophe écossais, Hume, souligne dans des pages flamboyantes de son Traité de la nature humaine que le moi n'est qu'un fantôme, qu'un insaisissable galimatias fait de perceptions en tout genre : sensations, sentiments, émotions, images, pensées, souvenirs morcelés, tout un bordel intérieur actif et dynamique échappant à toute saisie claire et distincte, à toute entreprise identificatoire. Si le moi n'a pas de réalité tangible et substantielle, on comprend que nous soyons tentés de lui en trouver une, hallucinés que nous sommes. 

       Echapper aux problèmes identitaires est donc un enjeu philosophique majeur. La quête infernale et la revendication de toute identité dont on nous rebat en permanence les oreilles (identité nationale, régionale, familiale, territoriale etc.) sont toujours des aveux d'échec, des signes pathétiques de ratage consistant à colmater un édifice irrémédiablement ouvert. La recherche identitaire tente vainement de combler la faille qui gît en soi et qu'aucune représentation ne vient réduire. Celui ou celle qui prétendrait se saisir dans une image est comme Narcisse, condamné à la noyade, victime d'un mirage catastrophique conduisant à coup sûr à disparaître dans l'objet fantasmatique qui le séduit. 

           L'intentionnalité identitaire procède d'un besoin d'être à tout prix quelque chose, de revendiquer une substantialité avec ses attributs fixes, ses qualités propres, ses déterminations. Cet être là, si on veut bien jeter un coup d'oeil et humer d'un peu plus près, cet être là, sent le cadavre, sent la momification, le désir d'immortalité, la haine du devenir. 

        Seuls les morts s'achèvent dans une identité définitive résistant une fois pour toutes à toute désagrégation. La victoire des morts sur les vivants, c'est qu'enfin ils se sont délestés de leur itinéraire vital. Ils ne sont plus que des représentations d'eux-mêmes auxquelles nous nous rattachons pour solidifier notre existence. Les morts ont colonisé notre espace mental, ont affecté notre confiance en la vie, en un devenir autre. La dette est telle que nous nous infligeons le même sort, celui de nous réduire à une trace, à un résidu, à un passé d'autant plus fossilisé qu'il calcifie le présent. L'identité est du côté de la mortification, de la fixité et de la dette. Elle traîne l'esprit dans les Enfers et promet la destruction de tout ce qui n'est pas soi.

       Les vivants, eux, se meuvent et demeurent des énigmes pour eux-mêmes, des voyageurs condamnés à la mutation, au passage, à l'itinéraire sans boussole. Nous ignorons ce que nous sommes en vérité. Nous ignorons la part obscure de nos forces et la fascination qu'exerce sur notre esprit le régime cadavérique de la non-vie. C'est dire si une angoisse sourde travaille secrètement en nous, comme pour signifier une insignifiance potentielle. Que suis-je ? En détruisant toute identité, un jeu psychique redevient possible, une mobilité intérieure qui donne du mou, de l'oxygène, qui rend au sujet le jeu dont il a besoin pour vivre intensément le nomadisme de l'existence. 

        Qui suis-je ? Qu'importe ! Je suis là où je ne peux pas être saisi, là où je ne peux plus être pensé, là où l'idée de mon être se résorbe pour laisser place à un territoire sans frontières assignables, sans qualités définitives, au plus près d'une mobilité qui coule à l'image du fleuve d'Héraclite. Mes racines se perdent dans des temps obscurs, mon horizon est aussi incertain que ma santé, mes références aussi vaines que mon effort pour paraître tel ou tel. J'ai exterminé la totalité de mes ancêtres, j'ai anémié la mémoire collective, liquidé l'héritage du passé, brûlé tous les livres, je suis neuf à chaque instant. Et dans ce renouveau assumé, j'expérimente une vie non-historique, libre parce que précisément innommable et indéfinissable.  

       

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Commentaires
J
Lorsque j'étais enfant, j'ai appris cette chanson écrite par Victor Hugo.<br /> <br /> Aujourd'hui, elle est d'une lamentable circonstance...<br /> <br /> <br /> <br /> On est laid à Nanterre,<br /> <br /> C'est la faute à Voltaire,<br /> <br /> Et bête à Palaiseau,<br /> <br /> C'est la faute à Rousseau.<br /> <br /> <br /> <br /> Je ne suis pas notaire,<br /> <br /> C'est la faute à Voltaire,<br /> <br /> Je suis petit oiseau,<br /> <br /> C'est la faute à Rousseau.<br /> <br /> <br /> <br /> Joie est mon caractère,<br /> <br /> C'est la faute à Voltaire,<br /> <br /> Misère est mon trousseau,<br /> <br /> C'est la faute à Rousseau.<br /> <br /> <br /> <br /> Je suis tombé par terre,<br /> <br /> C'est la faute à Voltaire,<br /> <br /> Le nez dans le ruisseau,<br /> <br /> C'est la faute à... [Rousseau]<br /> <br /> <br /> <br /> Une petite grande âme venait de s'envoler...
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J
Au nom de toutes les libertés, ce soir JE SUIS CHARLIE...
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D
Objectivité et subjectivité ne sont pas des catégories grecques. <br /> <br /> En effet, se tourner vers le divin "Cosmos" et découvrir que nous sommes ignorants...
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D
Cher Jean-Claude,<br /> <br /> Je ne peux vous suivre dans votre développement. Pour ma part, l'existence est la catégorie moyenne qui soumet l'individu subjectif au monde constitué par le régime de la signification. En ce sens, l'existentialisme - celui de Sartre, fonctionne comme une religion du sens avec son implacable morale de la responsabilité qui contraint la singularité au devoir universel. Le référent pour l'auteur de l'Etre et le néant est l'autre considéré comme humanité que je dois porter avec moi parce que je suis censé être libre.<br /> <br /> J'y vois une pensée lourdement réactive et moralisatrice.<br /> <br /> Le vivre est au contraire, la catégorie de l'ouverture aux forces de la nature qui nous traversent de part en part, à commencer par notre organisme. Que l'occident veuille "exister", se tenir hors de soi, on sait où cela l'a mené et où cela le mène : à de multiples aliénations subjectives. <br /> <br /> Il faut revenir à la source, à l'impensé, à l'abîme que rien ne peut refermer et qui reste la marque de la nature en soi. Aussi vivre est-ce la chose du monde la plus difficile lorsqu'il s'agit de le faire en conscience et sans déni.<br /> <br /> <br /> <br /> Le "connais-toi toi-même n'a rien d'existentiel, rien de psychologique, rien de moderne. C'est l'ouvert qui est interrogé mais pas l'ouvert dans la représentation, l'ouvert au coeur du vivre.
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J
C'est bien simple. Après le réveillon de Noël, ce fut la crise de foi. Après le réveillon du Jour de l'An, la crise de foie. Mais, il y a une crise plus insidieuse, la crise identitaire...<br /> <br /> <br /> <br /> Le grand défaut, c'est croire que nous sommes sur Terre, seulement pour vivre. Certains vivent pour manger et d'autres mangent pour vivre, ce qui est déjà plus raisonnable. Mais vivre ne suffit pas, il faut exister comme l'affirme Pierre Jacerme dans son "Introduction à la philosophie occidentale", (Éditions Pocket - Collection Agora). <br /> <br /> <br /> <br /> Nous pouvons même revenir à Sartre, puisqu'il a dit : "Nous venons au monde libre et pour exister librement, c'est à nous de créer notre propre existence. Être responsable de nos choix et de ne pas reporter nos erreurs sur autrui". Eh oui, il faut Être, pour ne pas tomber dans le Néant. Car, seulement vivre, c'est tomber dans la banalité du Néant... <br /> <br /> <br /> <br /> La dernière fois que j'ai mis les pieds dans un café-philo (il y a plus de 2 ans), j'ai proposé une question qui a été retenue. Voici ce qu'elle disait : "Toute religion mise à part, pourquoi l'être humain éprouve-t-il le besoin de croire ?". Tout le monde est tombé dans ce qu'il ne fallait surtout pas, s'en remettre à Dieu ou aux religions. J'avais pourtant précisé qu'il fallait écarter les religions, mais il n'y eut rien à faire !<br /> <br /> <br /> <br /> En conclusion, j'ai donc donné la vraie réponse que Socrate aurait certainement approuvé. Croire à autre chose qu'en soi-même, c'est une faiblesse, il faut croire en soi-même, pour exister réellement. Cette précision est tombée à plat, la discussion de comptoir l'emportant sur la réflexion philosophique.<br /> <br /> <br /> <br /> Que les ignorants aillent voir ce qui est écrit sur le fronton du temple de Delphes, (enfin ce qu'il en reste). Ce n'est pas : "Tu dois connaître autrui", mais : "Connais-toi toi-même"... Il ne doit pas exister de paroles plus humainement socratiques...
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D
L'accès à une subjectivation est souvent pensé sur le mode d'une construction, d'une élaboration. Ce n'est pas faux mais à condition de bien comprendre que ce processus est d'abord de l'ordre de la perte, de la désidentification, de la mise à distance des images mentales qui se détachent de soi comme des feuilles d'automne de l'arbre qui les porte. <br /> <br /> <br /> <br /> L'image cherche à combler le trou, à supprimer cette faille qui nous traverse et qui pourtant fait de nous des êtres vivants, c'est-à-dire ouverts (troués). <br /> <br /> Il est nécessaire de distinguer le sujet et le moi. Si ce dernier est circulaire et tend à se maintenir dans une réaction tautologique et identitaire, le sujet (le soi) est ouvert sur (et par) le réel qui le constitue. La conscience de notre faille est la condition d'une authenticité subjective. Ce n'est pas un savoir de plus ; c'est une empreinte indélébile qu'on ne peut plus ignorer. <br /> <br /> <br /> <br /> Je préfère à l'expression "identité narrative" celle de sujet narratif. Partout où on soutient une identité, on pose une permanence. Le sujet narratif écrit, parle mais comprend que définitivement il ne dit rien car le réel ne peut être saisi par le langage. <br /> <br /> L'ouvert demeure ouvert. Aussi, la narration n'est-elle qu'un jeu, qu'une métaphore de plus, qu'un "transport" plus ou moins créatif à ne pas prendre trop au sérieux. <br /> <br /> <br /> <br /> Faire signe vers sa propre énigme puis vers l'énigme de ce qui ne fait pas monde (le réel), c'est le sens de la formule socratique souvent mal comprise : "Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux".
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E
La question de l'identité, et du sujet parlant notamment, m'intéresse grandement... Je me demande à présent si l'enjeu humain n'est pas de concilier (la conscience) d'une identité plurielle avec une parole subjective (et ainsi d'habiter pleinement son corps ?) : identité et parole étant toutes deux fluctuantes, mouvantes, mobiles, changeantes ... Difficile, certainement, dans ce flou, de libérer une parole qui soit au plus proche de ce l'on pense être, de ce que l'on pourrait être. Et quelle authenticité finalement ? Puisque notre parole, nos discours ne sont que des reprises plus ou moins partielles de ce qui a déjà été dit et pensé...<br /> <br /> <br /> <br /> Et paradoxalement, l'identité narrative n'aide-t-elle pas à la subjectivation ? <br /> <br /> Ah, je m'embrouille certainement... Ces réflexions qui me causent sont loin d'être abouties ! Et ceci dit, vos articles donnent bien à réfléchir...
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D
C'est pourquoi, doug, "les grecs si fiers de leur identité" (mais pas tous heureusement !) voyaient dans le non-grec un barbare, un homme privé de culture. Dans le besoin d'identité et dans son affirmation réactive gît toute la barbarie humaine.
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D
les grecs de l'antiquité etaient fiers d'etre grecs , quand on est pas nihiliste on accepte son identité, a bon entendeur !
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D
Merci cher Cédric,<br /> <br /> nous avons bien souvent des intuitions en partage et il me plaît de découvrir vos mots inspirés. Alors, merci à vous.
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