Une identité qui sent le cadavre
"Toute identification s'accompagne simultanément d'une désidentification" notait Sartre avec raison. Je ne peux jamais me saisir moi dans une image sans me perdre à nouveau et sans constater qu'entre la vie subjective et la représentation subsiste un écart que rien ne vient combler. Je ne peux être dans le même temps sujet et objet ! De même, le philosophe écossais, Hume, souligne dans des pages flamboyantes de son Traité de la nature humaine que le moi n'est qu'un fantôme, qu'un insaisissable galimatias fait de perceptions en tout genre : sensations, sentiments, émotions, images, pensées, souvenirs morcelés, tout un bordel intérieur actif et dynamique échappant à toute saisie claire et distincte, à toute entreprise identificatoire. Si le moi n'a pas de réalité tangible et substantielle, on comprend que nous soyons tentés de lui en trouver une, hallucinés que nous sommes.
Echapper aux problèmes identitaires est donc un enjeu philosophique majeur. La quête infernale et la revendication de toute identité dont on nous rebat en permanence les oreilles (identité nationale, régionale, familiale, territoriale etc.) sont toujours des aveux d'échec, des signes pathétiques de ratage consistant à colmater un édifice irrémédiablement ouvert. La recherche identitaire tente vainement de combler la faille qui gît en soi et qu'aucune représentation ne vient réduire. Celui ou celle qui prétendrait se saisir dans une image est comme Narcisse, condamné à la noyade, victime d'un mirage catastrophique conduisant à coup sûr à disparaître dans l'objet fantasmatique qui le séduit.
L'intentionnalité identitaire procède d'un besoin d'être à tout prix quelque chose, de revendiquer une substantialité avec ses attributs fixes, ses qualités propres, ses déterminations. Cet être là, si on veut bien jeter un coup d'oeil et humer d'un peu plus près, cet être là, sent le cadavre, sent la momification, le désir d'immortalité, la haine du devenir.
Seuls les morts s'achèvent dans une identité définitive résistant une fois pour toutes à toute désagrégation. La victoire des morts sur les vivants, c'est qu'enfin ils se sont délestés de leur itinéraire vital. Ils ne sont plus que des représentations d'eux-mêmes auxquelles nous nous rattachons pour solidifier notre existence. Les morts ont colonisé notre espace mental, ont affecté notre confiance en la vie, en un devenir autre. La dette est telle que nous nous infligeons le même sort, celui de nous réduire à une trace, à un résidu, à un passé d'autant plus fossilisé qu'il calcifie le présent. L'identité est du côté de la mortification, de la fixité et de la dette. Elle traîne l'esprit dans les Enfers et promet la destruction de tout ce qui n'est pas soi.
Les vivants, eux, se meuvent et demeurent des énigmes pour eux-mêmes, des voyageurs condamnés à la mutation, au passage, à l'itinéraire sans boussole. Nous ignorons ce que nous sommes en vérité. Nous ignorons la part obscure de nos forces et la fascination qu'exerce sur notre esprit le régime cadavérique de la non-vie. C'est dire si une angoisse sourde travaille secrètement en nous, comme pour signifier une insignifiance potentielle. Que suis-je ? En détruisant toute identité, un jeu psychique redevient possible, une mobilité intérieure qui donne du mou, de l'oxygène, qui rend au sujet le jeu dont il a besoin pour vivre intensément le nomadisme de l'existence.
Qui suis-je ? Qu'importe ! Je suis là où je ne peux pas être saisi, là où je ne peux plus être pensé, là où l'idée de mon être se résorbe pour laisser place à un territoire sans frontières assignables, sans qualités définitives, au plus près d'une mobilité qui coule à l'image du fleuve d'Héraclite. Mes racines se perdent dans des temps obscurs, mon horizon est aussi incertain que ma santé, mes références aussi vaines que mon effort pour paraître tel ou tel. J'ai exterminé la totalité de mes ancêtres, j'ai anémié la mémoire collective, liquidé l'héritage du passé, brûlé tous les livres, je suis neuf à chaque instant. Et dans ce renouveau assumé, j'expérimente une vie non-historique, libre parce que précisément innommable et indéfinissable.