Le printemps : le temps premier de la mesure
Les Pyrénées depuis ma terrasse
Le printemps est là. Partout, depuis ma terrasse ouverte sur le grand sud, se dressent des arbres verts, des coteaux fleuris et plus loin la chaîne encore immaculée des Pyrénées dont les cimes blanches insistent dans l'hiver. Ces contrastes d'intersaison exercent sur mon esprit une grande stimulation qui me pousse à me tourner vers le dehors, à quitter ma caverne, à ouvrir l'oeil à la manière de l'ours hésitant après la longue nuit polaire.
Le magnétisme des saisons agit sur les corps, stimule en soi le chasseur, le trappeur, l'aventurier, encourage l'esprit à affronter le dynamisme des éléments, à s'immerger dans la vaste nature qui enveloppe chaque chose.
" L'homme n'est pas un empire dans un empire" écrivait Spinoza, mettant ainsi l'accent sur l'interdépendance fondamentale des êtres, sur la chaîne complexe des déterminations extérieures qui pèse sur leur existence à leur insu. Rien ne semble bouger dans le grand silence de l'hiver ; rien n'indique la patiente élaboration qui transforme les agrégats en les décomposant dans les strates profondes de la terre. La mise en jachère des activités n'est qu'apparente. Un rythme remplace l'autre. Une temporalité nonchalante succède à l'activisme effréné du vouloir-vivre à l'approche des grands froids. Il faut capitaliser de l'énergie pour s'enfouir avec la sûreté requise. Il faut s'affairer pour se garantir soi-même lorsque l'astre majeur décline au sud-ouest et se perd dans les brouillards épais de l'hiver boréal. Ensuite, plus rien ne paraît bouger. La neige dans son immobilité blanche et coruscante s'empare du sol.
L'homme est saisonnier, non par son activité (et certainement pas par son activisme forcené) mais par son organisme connecté aux forces naturelles. La ville avec tous ses feux, ses bruits, son agitation n'est que protestation contre les flux indistincts et pourtant rythmés de la grande nature que nous ne savons plus penser. L'alternance du jour et de la nuit s'est dissoute. Le monde de la technique dans lequel l'homme évolue lui donne le sentiment fallacieux d'une victoire sur l'obscurité planétaire au mépris de son rythme propre et de sa temporalité circulaire. La terre fait sa révolution et tout recommence. L'homme croit échapper à son orbite en soumettant le monde à ses caprices. Son irrégularité fondamentale (car il n'est pas réglé par l'instinct à la manière des autres animaux) lui fait violence et le blesse constamment. Mais il n'écoute pas ce que son corps, soumis à la folle anarchie de ses représentations délirantes, pourrait lui dire. Sa respiration est rythmique mais le sait-il ? Son pas tend naturellement vers la régularité lorsqu'il marche, mais cela, est-il seulement capable de l'apercevoir ? Son coeur bat en cadence et la nuit dans le sommeil, c'est la totalité de l'être qui cherche sa mesure dans le grand désordre de ses impulsions oniriques. Tout cela, le voit-il ? Sa démesure s'exprime dans une conscience oublieuse de ses déterminations originaires qui s'inscrivent dans une partition pourtant cadencée sans laquelle rien n'advient et rien ne persiste.
Il faut dormir et dormir encore, s'assoupir et rêver un peu, s'abandonner à sa temporalité organique, s'immerger dans les flux et reflux de sa conscience décomposée pour ouvrir enfin les yeux et retrouver au printemps la force des re-commencements. Tout recommence et rien n'est tout à fait le même. La mesure du monde et aussi sa démesure sont les deux faces du réel. L'une ne va pas sans l'autre. Mais à oublier l'une ou l'autre, on se perd définitivement dans une anarchie dévastatrice ou dans une normopathie asséchante.
C'est le juste milieu qu'il nous faut trouver, entre mesure et démesure ; non pas un milieu entre les extrêmes mais la reconnaissance d'un ordre au milieu du désordre, d'une mélodie dans la cacophonie universelle. Le printemps nous donne la clé du commencement et avec lui la possibilité de s'inscrire dans une marche mesurée et déroutée tout à la fois, une marche qui s'accomplit dans sa démarche singulière, au plus près de son rythme propre que nous appelons : "la sagesse du corps".