La faille narcissique
Les hommes ne sont intéressants que lorsqu'ils souffrent. Tant que leur misère reste enfouie sous le plastron rassurant des commodités sociales, des conventions, tant que l'éclat illusoire des postures et des apparences sauve la mise, tout semble aller et chacun ne s'occupe que de soi dans un mirage narcissique de réussite, bardée de vanité et d'orgueil. Sitôt que la structure se fissure et qu'ils sont ravagés par le risque de l'effondrement majeur, ils accèdent alors à des sentiments qui leur faisaient défaut lorsqu'ils se croyaient bien portants.
L'irruption du réel lors des deuils, des ruptures non consenties, des grandes castrations humanise l'individu en dévoilant sa faiblesse, sa fragilité et son besoin des autres. Enfin s'autorise-t-il à livrer quelque chose de lui qui touche à ses profondeurs, manifestant pour l'occasion une surprenante compassion, une certaine tendresse et un besoin urgent de parler en vérité. Ne pouvant plus compter sur la tragi-comédie humaine dans laquelle il s'est perdu, il livre à qui sait l'entendre une part de ses malheurs et se félicite de s'apercevoir qu'il peut exister quelque présence amicale en ce bas-monde, une présence attentive et bienveillante pour qui le sens de la vérité peut encore signifier quelque chose.
Mais au fond, rien ne change. La rencontre du réel peut ouvrir en apparence à l'altérité en déchirant la bulle boursoufflée du narcissisme mais la faille est telle que l'autre n'est jamais qu'un miroir, qu'un moyen au service d'un complexe que rien ne vient véritablement modifier. Le narcissique trouve toujours un "sauveur" pour l'aider dans sa détresse, celui qui devrait lui permettre de reconstituer l'image dévastée par l'insupportable expérience du réel. Mais son besoin de vérité est dramatiquement au service de la vérité de ses pulsions. Les structures l'emportent toujours sur les aléas et se nourrissent d'eux pour rétablir un état antérieur.
Aussi faut-il se demander s'il est vraiment nécessaire d'aller mieux dans la mesure où chacun retourne à ses compulsions originelles avec une flagornerie d'autant plus renforcée que la souffrance diminue ? Un mieux-être apporte toujours ou presque son flot d'illusions et de menteries. En grattant un peu, nous verrons que cette santé de façade dissimule mal la pathologie et les multiples trous qui continuent leur travail de sape. Il faudra de nouveaux deuils, de nouvelles séparations pour que la vérité réapparaisse. Mais ce jour-là, qui pour l'entendre ? Qui pour aider celui qui ne voit pas en l'autre quelqu'un d'autre mais un moyen au service de sa pathologie chronique ? Comme le note Schopenhauer, "les choses sont toujours les mêmes mais autrement".