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DEMOCRITE, atomiste dérouté
7 juin 2014

A l'écart du monde

Nicus vers hauteurs de Niscle_modifié-3

                      Photo de Démocrite, hauteurs de Niscle, Aragon

 

    J'observe les autres depuis longtemps. Je les vois, tous ces spectres à demi-morts figés dans leur regard centripète, obnubilés par l'ombre qu'ils projettent à l'avant d'eux-mêmes et qui leur interdit d'éprouver toute forme d'altérité. Ils s'agitent en tout sens dans leur monde n'ouvrant les yeux que sur l'obscurité de leurs désirs contrariés, que sur ces images d'eux-mêmes qui les obsèdent et dont ils poursuivent la trace partout. Tous me paraissent évoluer dans la clôture de leurs représentations, enferrés et à ce point autocentrés qu'ils ne placent jamais l'autre comme un horizon possible d'interpellation. Tout ce qui ouvre à une altérité énigmatique donc inassimilable est une menace pour l'équilibre tautologique de leur moi. 

     Ce flambeau noir et inconscient qui les tourmente et les excite dans leur morne isolement trace une route surdéterminée qui assombrit leur perception et les condamne à se laisser dindonner par les flux narcissiques dont ils sont les inlassables victimes consentantes.

    Pourquoi puis-je observer aussi lucidement cette effrayante vanité, cette tenace fermeture, cette imbriaque obsession qui partout et toujours ramènent l'inconnu au connu, éradiquant l'énigme par où s'infiltre le réel ? Pourquoi ai-je senti si tôt dans mon existence l'incroyable distance qui me séparait de ceux qui ne sont décidément pas mes congénères, encore moins mes compagnons de route ?

    Ce n'est pas que je me sois détourné d'eux. C'est au contraire en les pratiquant, en éprouvant encore et encore leur singularité, en les écoutant avec attention, en me laissant embarquer dans leur monde, en m'abandonnant quelque peu à leur dynamique propre, que je découvris non sans terreur, combien tout ce qui existe devait se mettre immanquablement à leur service, pour confirmer leur complexe narcissique. Assez vite, je compris que ma propre énigme n'avait pour eux aucune place, autrement dit que je n'existais pas réellement à leurs yeux parce que leur propre étrangeté leur était étrangère depuis toujours, parce qu'il n'y avait pas d'espace, pas de vide et rien que du plein ! Au fond, je n'étais là que pour confirmer leur dramaturgie personnelle, pour renforcer le délire gravitationnel de leur structure. Ainsi, ma propre altérité devait-elle se dissoudre dans le trou noir de leurs compulsions et avec elles toute possibilité de rencontre. Combien d'amitiés déçues ? Combien d'illusions de partage ?

    Cette attitude commune et spontanée exprime le fond archaïque qui relie l'homme à l'animalité brute, celle qui consiste à se territorialiser, à prendre possession d'un espace pour le maîtriser, à capturer le non-soi (l'autre) dans sa toile comme le fait l'araignée pour l'assimiler et le faire définitivement taire, le faire disparaître décidément ! Peut-être est-ce là la marque du prédateur contraint de coloniser la pure extériorité afin de se garantir soi-même et d'effacer le risque de sa propre néantisation, celle qui nous menace dès l'origine et qu'on fuit par tous les moyens. 

     Sans doute, sommes-nous tous condamnés à traverser notre existence comme des somnambules, niant constamment le réel, effaçant de la conscience la faille que le tragique de la vie nous inflige en nous rendant à nous mêmes inconnaissables et possiblement conscients de notre sort. Sans doute suis-je comme tous les autres, un normopathe égocentré, une monade sphérique et pleine, croyant disposer du monde comme de moi-même, soucieux de maîtriser ma trajectoire et de manipuler mon prochain pour ne pas penser mon propre régime hypnotique et surtout ne pas découvrir combien je ne suis qu'un ludion dans le Tout de la réalité. C'est possible ! Mais il y a ce quelque chose qui résiste et m'arrache trop souvent à cette attitude naturelle. Ce quelque chose est de l'ordre d'une effraction, d'une irruption, d'une fissure qui m'interdit de prendre mes rêves pour la réalité. Cet étonnement primordial fait signe vers ma propre insignifiance comme celle de toute chose. C'est à partir de cette faille dynamitant le système initialement clos de la représentation que je puis penser ma propre altérité comme celle de l'autre.

       Avec elle, c'est l'Ouvert qui surgit à la conscience, l'inconnaissable, le chemin fracassé par la déroute d'une vérité que personne n'entend et qui me tient résolument et définitvement à l'écart du monde.

 

 

 

 

 

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Commentaires
G
Texte important et éclairant : il dessine une ligne de fracture entre deux mondes, l'un qui est la territorialisation de l'être vivant autocentré, et souvent ignorant du non-moi,- et l'autre monde, celui de l'intersubjectivité auquel on n' a accès qu'au prix de la fêlure subjective. Cela oppose le moi au sujet, le moi circulaire et fini, le sujet ouvert et virtuellement infini. Sans doute que chacun, peu ou prou, trimbale cette difficulté existentielle et s'en arrange comme il peut. Voilà qui mériterait approfondissement
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C
Même à l'écart... toujours au coeur du monde...<br /> <br /> <br /> <br /> Au plaisir cher Démocrite.
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D
Merci Michel pour cette intervention. Les critiques sont les bienvenues. Les commentaires totalement hors sujet comme les insultes ou les agressions implicites sont et seront censurés. Il n'y a aucun ressentiment dans cette exigence ; seulement le souci de maintenir la dynamique affirmative de ce blogue.<br /> <br /> Bien à vous et sans aucune rancune.
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M
Votre prose est toujours éclairante et ...dommage que je ne puisse plus échanger sur votre blog.Vous êtes vraiment un littéraire.C'est loin d'être un reproche.Peu arrivent à s'exprimer aussi bien que vous..Peut-on oublier des maladresses?<br /> <br /> Bien à vous,
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