Le miracle techno-pédagogique
De nombreux établissements scolaires se targuent depuis cette rentrée d'être "pilotes" dans le domaine des nouvelles technologies en ayant équipé tous les élèves de sixième et de cinquième du collège d'I Pad ou tablettes tactiles. Chacun se félicite devant le progrès considérable que représente cette nouvelle acquisition à commencer par Apple ou Sony qui investissent généreusement dans le domaine éducatif. Dans la presse locale de ce jour, il est fait mention des avantages considérables de ce dispositif : "l'élève est enfin devenu acteur et auteur de ses productions". "Il les partage avec d'autres en temps réel" et augmente par là "la dynamique collective", favorisant l'éclosion de "nouvelles ressources" pour tous. Ainsi, selon le journaliste, reprenant les propos d'un collègue de technologie, "s'estompe la frontière entre création et consommation". Ce sont même les contenus des cours qui s'en trouvent modifiés, repensés. La révolution techno-pédagogique est telle que les professeurs n'enseignent plus (enfin !) et surtout, il était temps - ne sont plus des "diffuseurs de savoirs". Ils deviennent grâce à cet outil décidément miraculeux, "des accompagnateurs". Bref, conclut le collègue manifestement emballé, "la tablette permet d'aller à l'essentiel plus rapidement". Sans aucun doute !
La messe est dite et bien dite. L'interface, l'écran, la fascination hypnotique pour des surfaces à cristaux liquides se substituent à tout acte d'élaboration et de transmission. La mise sous écran de l'altérité, l'objet du savoir, les contenus de pensée n'ont plus la moindre importance, car l'outil a magiquement réglé les difficultés du raisonnement ou la confrontation des idées. Le maître (magister) s'est mué en coach pour des as de la manipulation digitale à l'esprit aussi vide que confus. La soumission au dogme technoscientifique n'a fait l'objet d'aucune interrogation critique et ce projet parait à ce point prodigioeux et moderne qu'il exclut d'emblée toute question.
Ne sachant plus comment régler les problèmes d'autorité dans les salles de classe, on peut compter sur les habitudes toxicomaniaques des élèves dans leurs relations aux nouvelles technologies (portables, vidéo, internet...) pour sortir des rapports trop souvent conflictuels liés au face à face pédagogique. Au lieu de penser un tiers structurant qui pourrait valoir comme référent symbolique au service de l'autorité dans la classe, la tentation est forte d'endormir la jeunesse en lui donnant l'os à ronger qui la renvoie à son imaginaire destructuré et à son isolement devant la machine. Le tour est joué ! Selon cette logique, le professeur devenu prof puis enseignant se métamorphose en "accompagnateur" (sic !) puisqu'il n'a plus rien à transmettre, les programmes et les contenus étant tous disponibles dans cet outil décidément magique qui dispense de penser sa propre signification et sa réelle raison d'être.
Par exemple quid de la dépendance aux écrans dans la classe et à l'extérieur, à l'énergie qui la fait fonctionner, à l'internet ? Plus de manuels scolaires, plus de livres ! Tout est là, magiquement disponible dans une instantanéité devenue la règle, pas seulement pour les jeunes gens d'aujourd'hui mais aussi pour certains de ces animateurs de classe dont l'objectif inavoué consiste à régler une fois pour toutes le sort de l'instruction publique et la mission historique qui est celle des professeurs ! Hourra !
Et chacun de se réjouir de l'extension de ce dispositif à toutes les classes de collège et de lycée. C'est à coups de marteau électronique qu'il nous faudra aborder Nietzsche en terminale ! Voilà qui nous dispensera de cogner pour de bon sur les idoles ! Vive le progrès !