Humour et censure
Les lecteurs réguliers qui se risquent sur ces chemins déroutés auront peut-être remarqué la disparition, ou plutôt l'effacement d'un article récent (réédité depuis), dans lequel j'ai pointé avec une ironie mordante, la caducité du jeu social, et la manière toute drolatique d'entretenir chez l'autre l'illusion des commencements, surtout lorsqu'il s'agit d'union institutionnalisée comme le mariage. Beaucoup ont ri et ont compris ce dont il s'agissait ici. Quelques-uns ou plutôt quelques-unes, moins nombreux(ses) heureusement, mais témoins de la scène ont réagi tout autrement.
N'étant ni porté à la violence, à l'insulte et à l'attaque en règle des personnes, mais concevant que certaines mises en forme puissent choquer la bienséance, j'ai préféré retirer cet article, autrement dit faire acte d'auto-censure.
Dans les temps troublés qui sont les nôtres, je ne me sens pas l'âme d'un provocateur et je ne voudrais pas qu'une meute de bêtes à cornes fanatisées, rongées par le ressentiment, pratique à mon endroit une sorte d'excommunication professionnelle. Ce qui s'est produit récemment dans les locaux d'un certain journal nous renseigne suffisamment sur les risques encourus par ceux qui pratiquent l'humour.
L'humour n'est pas le comique et les humoristes sont rares. Sans prétendre appartenir à la seconde catégorie, je peux néanmoins soutenir que certains des soliloques proposés ici contiennent une bonne dose d'humour comme celui qui a été provisoirement désintégré. Sa particularité est de mettre en lumière, non sans férocité, l'insignifiance des pratiques sociales, l'art du recouvrement par la coutume, l'illusion collective ou personnelle qu'il s'agit de démasquer d'un trait. Dans l'humour, c'est la vérité nue qui apparaît et avec elle la condition tragique de l'homme.
L'humour est aussi la force du moraliste, non pas de celui qui donne des leçons de morale - le moralisateur, mais de celui qui, à l'inverse, fait signe vers la vanité des conventions - morales en l'occurrence, leur superficialité, leurs effets de montre. Démasquer, dévoiler, créer cet écart salvateur par lequel la conscience ne s'endort pas tout à fait et demeure arrimée à ce qu'on peut appeler le réel, telle est la signification profonde de l'humour. Sa force, c'est son apparente cruauté. Cette cruauté ne vise pas les personnes - le réel s'en charge - mais ce qui en soi colmate, bouche et ferme l'espace mental en le noyant dans le jeu commun.
La résistance à l'humour est toujours réactive et ressentimenteuse. Elle jouera l'affectation et fera mine d'avoir été outragée, violentée, agressée, insultée. Bref, elle rabattra cette effraction dans le champ des usages sociaux pour mieux la désintégrer et si possible "jeter - comme on dit, le bébé avec l'eau du bain", à savoir "le méchant" qui a osé pointer ce que tout le monde sait mais qu'il ne faut pas dire. On comprend pourquoi, il est très difficile de pratiquer l'humour avec tout le monde. Cet insupportable révélé par la flèche humoristique - le trait, renvoie chacun à ses compromissions et dans le cas présent, à ses relations fidèles et infidèles, à son rapport plus au moins enraciné à l'illusion, à son art volontaire ou pas de pratiquer la flagornerie - ce à quoi personne n'échappe dans ce bas-monde.
Si nous nous accommodons plus volontiers du comique, c'est parce qu'il ne change précisément rien, parce qu'il fait rire d'un rire qui entretient la convention en opposant une convention à une autre. Pour faire une analogie, le comique serait à l'agréable ce que l'humour serait à la beauté dionysiaque et dans certain cas au sublime. Comme toute expérience agréable, le comique disparaît dans l'oubli. Sitôt ri, sitôt oublié. L'humour au contraire laisse la plupart du temps une trace indélébile pour le meilleur comme pour le pire. Il fait irruption et décale la perception normalisée comme l'expérience esthétique intense pénètre avec effroi dans le champ de la représentation. Cet effroi nous engage à interroger notre relation au réel et partant, à la vérité.
On comprend pourquoi la pratique de l'humour met à l'épreuve la qualité des relations qu'on entretient avec les autres. Jusqu'à quel degré de vérité, c'est-à-dire aussi de cruauté dans un dire-vrai, pouvons-nous tendre ensemble ?
Au fond, pour paraphraser et modifier d'un mot la formule de Nietzsche, nous mesurons l'intelligence d'un homme à la dose d'humour que son esprit est capable de supporter.