Effacement

Recouvrement, Démocrite

       J'ai cru, comme beaucoup, dans mes jeunes années, que la philosophie avait la réponse, qu'elle allait me guérir de cette sourde angoisse tapie au fond de moi, qu'elle devait me libérer par la pensée des nœuds qui travaillent en sourdine, qu'elle devait me donner le sens qui manque à l'existence. Je sentais bien mon imposture primitive, celle d'un individu vivant jeté dans la loi mortelle du réel. Mais il fallait enfouir la vérité crue sous le vernis social et cultivé des apprentissages.

      La philosophie enseignée à l'université, comme la science dont elle enviait secrètement l'objectivité, n'était, au final, qu'un art de recouvrement par le langage et l'appareil conceptuel ; recouvrement de la source vive, de la violence brute de la nature, du vouloir insignifiant et dés-astreux qui fait notre singulière condition. Pas si singulière que ça en vérité dans la mesure où elle est le lot de tous les êtres vivants quels qu'ils soient. Mais je ne sache pas que les sapins, les virus et autres paramécies, les poissons, les chats et les fourmis éprouvent un quelconque besoin d'effacer ce rapport au réel. Il semble bien que seule l'espèce humaine, parce qu'elle possède une once de conscience réflexive, soit contrainte à l'emposture, au déni, et au délire représentatif.

     "L'emposture" est cette initiale tromperie, cet "abus" comme le souligne l'étymologie de ce vocable du XIIè siècle qui consiste à nous abuser nous-mêmes et à abuser les autres, à se laisser jouer par le mirage de la culture et des normes qui la fondent ; l'emposture est la règle, et les "emposteurs", les maîtres inconsistants de ce monde.

     Il est si difficile de voir les choses comme elles vont, telles qu'elles sont dans leur déploiement immanent parce que rien ne nous en distingue. Il y a une parenté anthropologique évidente entre tous les hommes : nous sommes l'illusion que l'humanité entretient, son exploitation chronique, ses ravages dans la nature, ses bombes, ses servitudes, son aliénation, ses perversions, ses carnages, sa croissance fanatique, sa pollution, sa cupidité, sa police, son espionnage, son contrôle, ses bourreaux et ses victimes, sa vie et sa mort annoncée... Nous sommes tout cela définitivement. La violence humaine est notre violence. Pouvons-nous seulement le voir et prendre notre part ?

      Tout dans ce monde clame l'immonde, l'impossibilité de faire monde, de faire tenir ensemble quoi que ce soit. Tout hurle la morbidité et l'assourdissante imposture métaphysique de la condition humaine, arrimée sans raison à une temporalité insignifiante et d'une redoutable brièveté. Mais ce scandale de la vie se double de la revendication délirante des religions, des politiques, des idéologies, des valeurs à défendre, du sens du progrès, des Droits de l'Homme, de l'égalité ou de la soumission des hérétiques, des théories abstraites qui doivent sauver l'homme de sa déchéance annoncée. Partout du sens pour supporter l'insignifiance ! Partout de la violence théorique pour conjurer la violence du réel !

     L'homme a inventé la culture pour s'arracher, croit-il, à ses passions fondamentales, à ses appétits sans limite, à son entreprise de carnassier, mais il n'a pas vu (ou fait mine de ne pas le voir)que la culture est tout entière prise dans les filets de ces mêmes passions : reconnaissance, réussite, besoin de domination, réitération d'une pensée circulaire, mimétique, grégaire qui reconduit immanquablement les hiérarchies et les maîtres, la pompe et la déférence due aux héros, aux génies et aux valeurs que nous célébrons pour échapper à l'impermanence et nous donner une contenance hallucinée. La boucle se referme sur elle-même et la violence peut recommencer et tourner à l'infini sous des formes savantes, élaborées, rationnelles, d'autant plus pensées et instruites qu'elles procèdent toutes d'une irrationalité archaïque indépassable.

    Il nous faudra choisir entre des violences brutes, pulsionnelles et sans médiations - celles qui nous renvoient à la nature instinctive et les autres, plus raffinées, subtiles, abstraites et finalement acceptables. Que l'Allemagne, pays de la plus haute culture philosophiques (après la Grèce) avec ses Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Husserl, Fichte, Schelling et Heidegger soit à l'origine du plus grand désastre mondial interroge sur le rapport de la pensée à la violence, de la culture à la guerre, de la raison à l'extermination, de l'Idée au fanatisme du sens. Il est pour le moins curieux de constater combien la culture ne protège en rien de l'effroyable, du pire, de l'éradication gratuite et insensée de millions d'hommes, de femmes et d'enfants. Sur quel fond secret s'édifie toute culture ? Sur quel impensé ?

    Que pourrons-nous faire sinon reconnaître notre propre insensé ? Qu'est-ce qu'un geste réellement philosophique sinon celui, somme toute assez mince, d'ouvrir les yeux sur sa propre imposture ? Peut-être cela nous évitera-t-il de devenir un de ces "emposteurs" contemporains qui prétendent intervenir dans la nature des choses et changer l'ordre du monde. Ce n'est pas dans le jeu mondain des systèmes philosophiques et des concepts que nous trouverons une issue. La sortie ne pourra se faire qu'au troisième niveau, qu'après avoir reconnu en soi le régime pulsionnel tourbillonnaire qui fait de chacun un animal luttant pour sa survie et sa prolifération, qu'après avoir été formé par la culture pour mieux la défaire et revenir après un long travail de décomposition à l'origine, mieux à l'originaire. Mais pour cela, il faudra nous dépouiller de tous nos oripeaux, de tous nos masques et vivre de cette pauvreté originelle qui nous permette de supporter, voire de surmonter l'angoisse d'être si peu, "inutiles et incertains" dans le Tout silencieux et sans borne de la Nature.