Du moi-image au Soi-Univers
L'énigme du vivant, Démocrite
Réédition modifiée et augmentée, à la suite du commentaire de Jainko publié ci-dessus.
J'ai abordé cette année avec mes classes la délicate question de l'identité et de la connaissance de soi, question qui ne laisse personne indifférent sitôt qu'on entreprend un authentique travail introspectif visant à circonscrire, délimiter, saisir ce dont il s'agit. Tout le problème est là : qu'y a-t-il à saisir ? Le savons-nous ? J'ai déjà consacré un article à ce sujet. Aussi, ne suis-je pas enclin à répéter l'argumentation déployée plus haut. En revanche, je me suis donné l'occasion d'approfondir plus avant l'approche lacanienne de l'identité et du moi comme structure imaginaire, comme ensemble d'images intériorisées inconsciemment par le sujet, déterminant toute une panoplie de rôles et de personnages auxquels il semble impossible d'échapper. D'autant que nos rôles se construisent à travers les interactions nombreuses qui opèrent dans l'environnement du sujet. Les élèves écoutent d'abord, participent volontiers et interrogent avec beaucoup de pertinence, repérant et anticipant par exemple le lien étroit qui articule la dimension psychologique du problème à sa dimension sociopolitique : l'identité nationale, basque, bretonne, alsacienne, identité religieuse, de genre, de classe, les diverses revendications identitaires.
Ces images, servant de support identificatoire, se constituent d'abord dans l'enfance, dans le rapport aux parents comme à la position occupée dans une éventuelle fratrie. Elles peuvent être tyranniques lorsqu'elles sont le fait d'une demande impérieuse de la mère ou du père en direction d'un enfant rêvé qui n'est pas l'enfant réel. D'ailleurs, le décalage est quoiqu'on en pense, irréductible. C'est pourquoi l'enfant ne peut pas savoir ce qui se joue dans ce qu'il croit être son identité. Il est d'abord joué par les rôles qu'on attend de lui. Il est parlé par les autres, par ses parents, ses oncles et tantes, ses grand-parents etc. Le langage le détermine de part en part et voilà ce qui crée dans son imaginaire d'enfant ce qu'il croit être. Qu'un père attende de son fils qu'il réussisse là où lui-même a échoué ou que ce dernier doive porter haut le Nom et l'honneur familial, voilà autant d'exigences qui sont d'abord des scénarios, des textes auxquels les personnages (intériorisés puis joués par l'enfant comme par ses parents) doivent se soumettre.
L'image est donc un texte condensé qui configure le -devoir-être- du sujet dans lequel il aura pour tâche de se reconnaître mais d'abord de se faire reconnaître par les autres ou les diverses autorités qui jugent. J'ai évoqué en classe le cas de l'élève coincé par son image "d'amuseur public" et dont les autres finissent par exiger qu'il joue le jeu attendu. Le rôle initial se révèlera un piège scolaire car les professeurs ne manqueront pas de l'identifier comme un agitateur, de le coincer dans une image qui risquerait bien de devenir définitive.
J'évoque souvent la comédie (parfois dramatique) des conseils de classe, moments pendant lesquels on passe en revue les compétences de chaque élève dans les diverses disciplines. Et que constate-t-on ? Le professeur de mathématiques pointera l'inhibition de l'élève, son indifférence, sa timidité chronique alors que le professeur de français soulignera son dynamisme, son intérêt ; le collègue de sciences physiques parlera d'une attitude déplorable, et le collègue d'EPS d'un élément particulièrement enthousiaste, ayant de l'initiative et très sérieux dans les efforts consentis. Et le professeur de philo de demander : "de qui parle-t-on, j'ai oublié ?" Comme tous l'ignorent la tentation est forte de convoquer les données familiales et psychologiques espérant saisir quelque chose de "ferme et de constant" dans cette affaire. Mais comme dit Montaigne, "tout branle ! La constance même n'est qu'un branle plus languissant". La seule chose qui importe, finalement c'est l'image ! Et c'est bien l'image qui détermine le processus d'identification à un quelque chose qui n'appartient finalement pas en propre au sujet.
Les images sont potentiellement habilitantes, suscitant l'espoir de combler le désir tout en étant simultanément violentes et aliénantes. Elles peuvent être castratrices comme celle qui polarise le travailleur et le pousse vers des objectifs inatteignables au point de tomber malade. Comment par exemple être à la hauteur de sa tâche lorsqu'on est "professeur de philosophie"? Nombreux sont les collègues qui rencontrent une difficulté dans le déploiement d'une authentique subjectivité parce qu'ils se sentent coincés par la trop haute valeur de leur fonction, des référents avec lesquels il est difficile de rivaliser. Les professeurs de Lettres savent aussi ce difficile problème. Comment enseigner Lamartine, Stendhal ou Hugo lorsqu'on se sent subjectivement si loin de ces "génies"? Et comment être soi-même un modèle pour ses élèves ? Là encore, rien ne peut résorber l'écart qui subsiste entre une réalité subjective indéfinie et ce à quoi on est identifié ou on s'identifie. Nombreux collègues de ma discipline se refusent à philosopher avec leurs pairs ou ne sont plus en mesure de le faire lorsqu'ils s'affranchissent provisoirement du rôle (donc de l'image) qu'ils jouent. Cela explique le silence souvent inhibé dont ils font preuve lorsqu'ils se risquent -mais c'est rare, dans un café-philo, lieu où ils ne sont plus identifiés comme professeurs et dans lequel ils ne sont plus en face d'élèves. Qui est ce "je" qui pourrait parler alors et oser philosopher ? "Je est un autre". C'est bien connu.
Qu'aimons-nous en l'autre ? se demande Pascal. Nous l'ignorons ! "On n'aime jamais personne mais seulement des qualités" et ces qualités sont partout... "empruntées". Autant dire que nous ne cessons de jouer tout en prenant ce jeu dramatiquement au sérieux comme s'il s'agissait de vie et de mort. Mais c'est d'abord l'imaginaire qui nous épuise et parfois nous tue. Certaines relations d'emprise savent creuser le besoin imaginaire du sujet et l'exploitent pour favoriser une dépendance affective catastrophique. Mais heureusement, ces choses là demeurernt assez rares même si dans le cas évoqué, il s'agit de la perversion et des processus manipulatoires qui l'accompagnent. Dans ces perspectives, le réel est forclos, barré, interdit. Seul l'imaginaire fait fonctionner ce qu'on appelle la relation affective qui se paye au prix fort.
Les images intérieures, ces personnages que nous faisons exister en nous concentrent les désirs des autres, un peu les siens, mais tous gravitent autour d'un trou que rien ne peut combler. C'est pourquoi, l'identité n'a pas de centre ou de noyau constitué à l'image de l'oignon, subtile métaphore de la vacuité ! Supprimons la totalité des rôles et des images, que reste-t-il ? Précisément rien, rien d'identifiable, de solide, de garanti. Le moi n'est finalement qu'un fantôme qu'on agite au milieu des fantômes comme l'a si bien vu Hume dans son Traité de la nature humaine. C'est dire si nous croyons tous aux fantômes et si nous en avons besoin ! Détruisons-les et toute la civilisation s'effondre d'elle-même !
Renoncer à la quête d'identité est alors la seule issue mais pas de n'importe quelle façon. Je propose à mes élèves la réponse grecque : se tourner vers le "dehors", vers la nature, vers le soi-univers. Au culte contemporain du moi psychologique, nous préfèrerons la question du Soi résumée par la formule socratique : "connais toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les Dieux". Se connaitre soi, ce n'est ni flatter le moi, ni le haïr à la manière de Pascal. Cela revient à se tourner vers la grande nature, rencontrer ce qui est évidemment plus grand que soi, ce dont "le centre est partout et la circonférence nulle part" (Pascal) et qui situe définitivement l'identité comme la vérité dans l'abîme. La psychologie cède alors la place au Tout de la réalité, c'est-à-dire, à l'étonnement métaphysique devant l'inépuisable énigme du Soi comme de l'univers. Là, une autre aventure philosophique peut commencer mais cette aventure devient celle du désir, du désir de vivre authentiquement et de rencontrer éventuellement les autres dans leur puissance d'agir c'est-à-dire dans leur désir. Il y a là quelque chose de réel dont les corps sont les témoins indiscutables, loin des images de la surface qui encombrent l'esprit.
Le fou est celui qui a renoncé à son désir ou qui le méconnait à tout jamais. L'homme libre se désaliène dans la quête d'un désir qui fait sens et qui le libère des chaines de l'identité, une fiction dangereuse et terroriste. Au fond, comme l'a fort bien résumé Lacan, "si l'homme est coupable, c'est toujours d'avoir cédé sur son désir." Céder sur son désir, c'est renoncer à la quête, à l'énigme dont chaque sujet est porteur, dont chaque vivant est le témoin. L'identité fait partie de ce dés-astre (le désir est la chute de l'astre au sens étymologique) à affronter, de cette chute à traverser car l'imaginaire n'est pas le réel. Le désir se frotte au réel, c'est là qu'il y puise une part de sa puissance à condition de demeurer à un atome d'écart, le clinamen c'est-à-dire la déclinaison salvatrice par laquelle la création devient possible.