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DEMOCRITE, atomiste dérouté
16 juillet 2023

Du moi-image au Soi-Univers

 

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L'énigme du vivant, Démocrite 

 

Réédition modifiée et augmentée, à la suite du commentaire de Jainko publié ci-dessus. 

        J'ai abordé cette année avec mes classes la délicate question de l'identité et de la connaissance de soi, question qui ne laisse personne indifférent sitôt qu'on entreprend un authentique travail introspectif visant à circonscrire, délimiter, saisir ce dont il s'agit. Tout le problème est là : qu'y a-t-il à saisir ? Le savons-nous ? J'ai déjà consacré un article à ce sujet. Aussi, ne suis-je pas enclin à répéter l'argumentation déployée plus haut. En revanche, je me suis donné l'occasion d'approfondir plus avant l'approche lacanienne de l'identité et du moi comme structure imaginaire, comme ensemble d'images intériorisées inconsciemment par le sujet, déterminant toute une panoplie de rôles et de personnages auxquels il semble impossible d'échapper. D'autant que nos rôles se construisent à travers les interactions nombreuses qui opèrent dans l'environnement du sujet. Les élèves écoutent d'abord, participent volontiers et interrogent avec beaucoup de pertinence, repérant et anticipant par exemple le lien étroit qui articule la dimension psychologique du problème à sa dimension sociopolitique : l'identité nationale, basque, bretonne, alsacienne, identité religieuse, de genre, de classe, les diverses revendications identitaires.

Ces images, servant de support identificatoire, se constituent d'abord dans l'enfance, dans le rapport aux parents comme à la position occupée dans une éventuelle fratrie. Elles peuvent être tyranniques lorsqu'elles sont le fait d'une demande impérieuse de la mère ou du père en direction d'un enfant rêvé qui n'est pas l'enfant réel. D'ailleurs, le décalage est quoiqu'on en pense, irréductible. C'est pourquoi l'enfant ne peut pas savoir ce qui se joue dans ce qu'il croit être son identité. Il est d'abord joué par les rôles qu'on attend de lui. Il est parlé par les autres, par ses parents, ses oncles et tantes, ses grand-parents etc. Le langage le détermine de part en part et voilà ce qui crée dans son imaginaire d'enfant ce qu'il croit être. Qu'un père attende de son fils qu'il réussisse là où lui-même a échoué ou que ce dernier doive porter haut le Nom et l'honneur familial, voilà autant d'exigences qui sont d'abord des scénarios, des textes auxquels les personnages (intériorisés puis joués par l'enfant comme par ses parents) doivent se soumettre.

L'image est donc un texte condensé qui configure le -devoir-être- du sujet dans lequel il aura pour tâche de se reconnaître mais d'abord de se faire reconnaître par les autres ou les diverses autorités qui jugent. J'ai évoqué en classe le cas de l'élève coincé par son image "d'amuseur public" et dont les autres finissent par exiger qu'il joue le jeu attendu. Le rôle initial se révèlera un piège scolaire car les professeurs ne manqueront pas de l'identifier comme un agitateur, de le coincer dans une image qui risquerait bien de devenir définitive.

J'évoque souvent la comédie (parfois dramatique) des conseils de classe, moments pendant lesquels on passe en revue les compétences de chaque élève dans les diverses disciplines. Et que constate-t-on ? Le professeur de mathématiques pointera l'inhibition de l'élève, son indifférence, sa timidité chronique alors que le professeur de français soulignera son dynamisme, son intérêt ; le collègue de sciences physiques parlera d'une attitude déplorable, et le collègue d'EPS d'un élément particulièrement enthousiaste, ayant de l'initiative et très sérieux dans les efforts consentis. Et le professeur de philo de demander : "de qui parle-t-on, j'ai oublié ?" Comme tous l'ignorent la tentation est forte de convoquer les données familiales et psychologiques espérant saisir quelque chose de "ferme et de constant" dans cette affaire. Mais comme dit Montaigne, "tout branle ! La constance même n'est qu'un branle plus languissant". La seule chose qui importe, finalement c'est l'image ! Et c'est bien l'image qui détermine le processus d'identification à un quelque chose qui n'appartient finalement pas en propre au sujet.

Les images sont potentiellement habilitantes, suscitant l'espoir de combler le désir tout en étant simultanément violentes et aliénantes. Elles peuvent être castratrices comme celle qui polarise le travailleur et le pousse vers des objectifs inatteignables au point de tomber malade. Comment par exemple être à la hauteur de sa tâche lorsqu'on est "professeur de philosophie"? Nombreux sont les collègues qui rencontrent une difficulté dans le déploiement d'une authentique subjectivité parce qu'ils se sentent coincés par la trop haute valeur de leur fonction, des référents avec lesquels il est difficile de rivaliser. Les professeurs de Lettres savent aussi ce difficile problème. Comment enseigner Lamartine, Stendhal ou Hugo lorsqu'on se sent subjectivement si loin de ces "génies"? Et comment être soi-même un modèle pour ses élèves ? Là encore, rien ne peut résorber l'écart qui subsiste entre une réalité subjective indéfinie et ce à quoi on est identifié ou on s'identifie. Nombreux collègues de ma discipline se refusent à philosopher avec leurs pairs ou ne sont plus en mesure de le faire lorsqu'ils s'affranchissent provisoirement du rôle (donc de l'image) qu'ils jouent. Cela explique le silence souvent inhibé dont ils font preuve lorsqu'ils se risquent -mais c'est rare, dans un café-philo, lieu où ils ne sont plus identifiés comme professeurs et dans lequel ils ne sont plus en face d'élèves. Qui est ce "je" qui pourrait parler alors et oser philosopher ? "Je est un autre".  C'est bien connu.

Qu'aimons-nous en l'autre ? se demande Pascal. Nous l'ignorons ! "On n'aime jamais personne mais seulement des qualités" et ces qualités sont partout... "empruntées". Autant dire que nous ne cessons de jouer tout en prenant ce jeu dramatiquement au sérieux comme s'il s'agissait de vie et de mort. Mais c'est d'abord l'imaginaire qui nous épuise et parfois nous tue. Certaines relations d'emprise savent creuser le besoin imaginaire du sujet et l'exploitent pour favoriser une dépendance affective catastrophique. Mais heureusement, ces choses là demeurernt assez rares même si dans le cas évoqué, il s'agit de la perversion et des processus manipulatoires qui l'accompagnent. Dans ces perspectives, le réel est forclos, barré, interdit. Seul l'imaginaire fait fonctionner ce qu'on appelle la relation affective qui se paye au prix fort.

Les images intérieures, ces personnages que nous faisons exister en nous concentrent les désirs des autres, un peu les siens, mais tous gravitent autour d'un trou que rien ne peut combler. C'est pourquoi, l'identité n'a pas de centre ou de noyau constitué à l'image de l'oignon, subtile métaphore de la vacuité ! Supprimons la totalité des rôles et des images, que reste-t-il ? Précisément rien, rien d'identifiable, de solide, de garanti. Le moi n'est finalement qu'un fantôme qu'on agite au milieu des fantômes comme l'a si bien vu Hume dans son Traité de la nature humaine. C'est dire si nous croyons tous aux fantômes et si nous en avons besoin ! Détruisons-les et toute la civilisation s'effondre d'elle-même !

Renoncer à la quête d'identité est alors la seule issue mais pas de n'importe quelle façon. Je propose à mes élèves la réponse grecque : se tourner vers le "dehors", vers la nature, vers le soi-univers. Au culte contemporain du moi psychologique, nous préfèrerons la question du Soi résumée par la formule socratique : "connais toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les Dieux". Se connaitre soi, ce n'est ni flatter le moi, ni le haïr à la manière de Pascal. Cela revient à se tourner vers la grande nature, rencontrer ce qui est évidemment plus grand que soi, ce dont "le centre est partout et la circonférence nulle part" (Pascal) et qui situe définitivement l'identité comme la vérité dans l'abîme. La psychologie cède alors la place au Tout de la réalité, c'est-à-dire, à l'étonnement métaphysique devant l'inépuisable énigme du Soi comme de l'univers. Là, une autre aventure philosophique peut commencer mais cette aventure devient celle du désir, du désir de vivre authentiquement et de rencontrer éventuellement les autres dans leur puissance d'agir c'est-à-dire dans leur désir. Il y a là quelque chose de réel dont les corps sont les témoins indiscutables, loin des images de la surface qui encombrent l'esprit.

 Le fou est celui qui a renoncé à son désir ou qui le méconnait à tout jamais. L'homme libre se désaliène dans la quête d'un désir qui fait sens et qui le libère des chaines de l'identité, une fiction dangereuse et terroriste. Au fond, comme l'a fort bien résumé Lacan, "si l'homme est coupable, c'est toujours d'avoir cédé sur son désir." Céder sur son désir, c'est renoncer à la quête, à l'énigme dont chaque sujet est porteur, dont chaque vivant est le témoin. L'identité fait partie de ce dés-astre (le désir est la chute de l'astre au sens étymologique) à affronter, de cette chute à traverser car l'imaginaire n'est pas le réel. Le désir se frotte au réel, c'est là qu'il y puise une part de sa puissance à condition de demeurer à un atome d'écart, le clinamen c'est-à-dire la déclinaison salvatrice par laquelle la création devient possible.

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Commentaires
X
Le Soi-Univers ? c'est ambitieux mais est-ce vraiment la ou nous voulons aller et cela ne sort-il pas du cadre de notre volonté ? je pense plutôt à un moi-grand seigneur.
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D
Quelle joie de vous (re)lire ici chère Elly. Oui, il faut bien un commencement comme pour un agir philosophique. Tout procède d'un commencement inaugural, d'une décision. Mais là, c'est de déprise dont il s'agit, d'un laisser-aller, d'un renoncement au contrôle qui partout veut saisir ce moi qui s'échappe et qui se façonne sans cesse dans les mirages constants des représentations. Je vois le "jeu" dont vous parlez comme un espace nécessaire entre le moi et le je, entre le spéculaire qui condamne certains à se perdre dans des images aliénantes d'eux-mêmes, dans l'imaginaire, comme pour les structures perverses par exemple, et le réel. Entre ces deux pôles, le langage joue son rôle et traverse le sujet de part en part. Sans doute est-ce là, pour reprendre votre expression, "qu'il devient possible de s'inventer sans cesse" et de faire de son existence autre chose que la morne répétition d'un scénario répétitif et tristement plat comme peut l'être une image de soi à laquelle on s'accroche désespérément pour ne pas sombrer.
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E
Nous sommes aussi le résultat de cette pluralité de mots et d'images, ce méli-mélo des autres qui nous composent, cette forme d'altérité incluse qui fait notre plurielle singularité. <br /> <br /> Il faut bien chercher à se connaître afin de pouvoir, un jour, laisser tomber cette quête plus ou moins vaine : il faut bien pourtant un commencement... Car lorsque l'on a pris conscience de notre cosmopolitisme, il est alors possible de s'inventer sans cesse et de donner du jeu à notre je. <br /> <br /> Bel été en déroute, cher Démocrite.
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X
Le maître donne la leçon mais c'est le disciple qui comprend ou pas.<br /> <br /> Aussi, il est futile de vouloir donner des réponses car chacun est unique et devra parcourir son propre chemin afin de découvrir ses propres vérités.
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X
Tout le monde n'est pas destiné à devenir un explorateur. C'est compliqué et dangereux et ça explique que la plupart des gens préfèrent rester sur la plage.
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J
J'étais étudiant lors de ce cours, assis au premier rang, et je vous écoutais prononcer des mots et citer des hommes qui porteraient ma pensée pendant les prochaines années de ma vie. A l'époque, c'était un bouleversement, quasiment un naufrage, j'avais l'impression de ne plus rien avoir, de ne plus rien être. Je me rappelle ne plus avoir réussi à parler de rien, pendant plusieurs jours. J'ai eu ce sentiment d'avoir été depuis toujours un acteur sur scène. Et que pour la première fois la lumière des projecteurs devenaient moins aveuglante et me forçait à voir les choses telles qu'elles étaient, je ne vivais pas, je jouais. <br /> <br /> <br /> <br /> En lisant ce post, j'ai été surpris de voir que je me rappelais de chaque mot, chaque idée, de chaque prise de parole des étudiants de ma classe. C'est-à-dire à quel point ce cours a été spécial.<br /> <br /> <br /> <br /> Je ne saurais pas trouver les mots pour vous dire ce que vous avez apporté à ma vie. Je pense que c'est un effet papillon, et que la philosophie était un besoin, une méthode de pensée et de vivre qui serait indéniablement la source de mon bonheur et aussi la seule façon de supporter la vie d'adulte. Mais dans tout chemin il faut un départ, je crois que vous avez été le mien. Merci d'avoir été mon élan, et le randonneur que je suis aujourd'hui ressent une profonde gratitude quand il regarde en arrière 8 ans plus tard.
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D
La question du "Soi" suggérée à la fin de l'article va dans ce sens, celui de la rencontre avec le réel. Mais qu'est-ce qui se rencontre ? On n'est plus dans le cadre d'une recherche de type identitaire parce qu'on se confronte à quelque chose qui n'est plus de l'ordre de l'imaginaire ou du symbolique. Le soi a une dimension immanente, singulière et cosmique, réelle donc, mais il est difficile d'aller jusque là avec des jeunes gens de 17 ans. Je me suis contenté de faire signe vers ce Soi ouvert à autre chose (au réel) que le moi psychologique. Dans cet Ouvert, se trouve l'aventure de la connaissance et l'esprit fécond de la recherche.
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G
D'accord avec cette analyse, d'ailleurs fort brillante; Mais entre l'imaginaire subjectif et aliéné, et la référence à la grande nature, il y a ce fait qu'un individu est d'abord une singularité irremplaçable, unique, une certaine configuration réelle, dont il n'a pas forcément conscience mais qui le constitue comme un vivre "idiotès", différent de tout autre. Il y a un "réel" singulier qui ne relève pas de l'image, ni du symbolique, ultime réel qui sous-tend les aventures du sujet, et ses errances.
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S
Voici un excellent article cher Démocrite, riche et très dense. <br /> <br /> <br /> <br /> Un constat s’impose, aujourd’hui tout est image, image de soi sur le net, sur les sites sociaux : véritables poubelles de la pensée, qui désocialisent, infantilisent l’être humain en le rabaissant à sa plus grande sottise. Il faut se faire voir à tout prix : récolter des « likes » d’illustres inconnus pour accroitre son sentiment d’existence. Je plais donc j’existe, la dictature de l’image dans tous ses états.. <br /> <br /> Il y a là probablement dans cette attitude une sorte de jouissance compulsive liée à une anxiété fondamentale qui répond au désir enfantin de se sentir aimé, admiré, considéré, envié, choyé : terrible faille narcissique en vérité.<br /> <br /> <br /> <br /> De façon plus ténue et moins « pathologique », la question de l’image reste me semble-t-il, intimement liée à la constitution d’un soi acceptable pour le sujet, voire aimé par lui-même. En effet, l’image se tient au cœur de la structure psychique de l’individu. Avoir une « bonne image de soi » voilà probablement la principale quête, consciente ou inconsciente qui anime un parcours de vie.<br /> <br /> <br /> <br /> Pour ma part, il me semble qu’une bonne image de soi se construit en parallèle avec une forme d’équilibre entre son corps et son psychisme, équilibre concomitant avec l’estime et le respect de soi indépendant de tout qu'en dira t-on.<br /> <br /> Lorsqu’un hiatus existe entre les deux, c’est immanquablement un manque à être qui surgit favorisant ainsi toutes formes de maladies.<br /> <br /> <br /> <br /> Finalement nous aspirons à un état « d’indolence » (absence de douleur), de bien-être, de stabilité. Là où la difficulté redouble, c’est dans le caractère éphémère de cet état qui peut varier quelquefois du tout au tout et ce, dans la même journée. L’inconstance des sentiments nous joue des tours. <br /> <br /> <br /> <br /> Qui sommes-nous au fond dans ce mouvement perpétuel du variant invariant ? <br /> <br /> Quelle place accordons-nous à l’autre, tour à tour placé comme instrument d’un faire-valoir, ou bien encore en position d’un ami confident, d’un ami amant, d’un bouc émissaire, d’un moyen pour satisfaire ses rêves d’enfant ou l’ensemble de ses représentations inconscientes cristallisées depuis son plus jeune âge. <br /> <br /> <br /> <br /> Difficile perception que celle de son propre moi avec son cortège de désirs comme résultat d’un héritage familial, éducatif ou sociétal. Insaisissable identité du moi qui s’égrène aussi au fil de nos rencontres, des circonstances, des âges de la vie.<br /> <br /> <br /> <br /> Pour autant, il nous fait garder un cap, en essayant de détricoter la plupart de nos nœuds, de nos angoisses et de nos peurs archaïques que notre savant imaginaire se plait à alimenter. En prendre conscience est déjà une libération pour un savoir vivre autrement. Cela suppose aussi du courage, celui de ne pas se laisser happer et duper par le monde des apparences, des artefacts de la mode, du prêt à porter de la non pensée, de la consommation de masse, fruits toxiques et pourris du monde institutionnel, sociétal et libéral .<br /> <br /> <br /> <br /> Ici l’homme redevient bel et bien un loup pour l’homme : carnassier des temps modernes.
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