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DEMOCRITE, atomiste dérouté
21 novembre 2015

Itinéraire d'un cancre

 

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           L'autre soir, en fouillant dans des vieux cartons qui encombrent mon bureau, j'ai mis la main sur mon dossier scolaire, sur la totalité de mes résultats et appréciations de l'école primaire à la terminale. Je ne l'avais pas revisité depuis au moins 25 ans. Cela ne me rajeunit pas ! Douze ou treize années d'évaluations, de jugements pour le moins variables, d'avertissements, de conseils, de préventions voire de condamnations ! Voilà qui m'a fourni l'occasion d'une réminiscence active avec sa charge évidente de contrariétés.

         A relire cette histoire plutôt pénible, je me demande comment j'ai pu me retrouver sur l'estrade ! J'imagine aisément l'ahurissement de mes professeurs de collège me découvrant aujourd'hui occuper cette charge. Disons le tout net : rien ne pouvait le laisser penser tant j'ai pu passer pour un cancre, pour un agité inapte à maintenir une attention régulière, incapable de sublimer convenablement ses pulsions dans l'apprentissage et l'étude. Je l'ai souvent écrit : je ne me sentais pas fait pour l'école, du moins dans sa forme institutionnelle générale. Je souffrais d'ennui chronique. Mon énergie me portait vers les jolies filles, le sport et les arts martiaux, la musique et les copains.

         En vérité, ce trajet chaotique, tantôt indocile et rebelle puis dramatiquement résigné, me paraît manifester rétrospectivement des inclinations quelque peu bipolaires : exaltation d'un côté avec quelques réussites enthousiasmées, prostration et fatigue quasi-dépressives d'un autre. En feuilletant mes bulletins de notes, je me suis souvenu  de quelques recherches passionnées autour des guerres puniques en compagnie de Sébastien, un camarade bien plus doué que moi, devenu depuis professeur d'Université en histoire des religions. Un peu plus tard, je déployais une incroyable énergie pour comprendre la météorologie et la science astronomique. Mais cela, je le pratiquais hors contexte, à la maison. Il m'arrivait de briller à certaines occasions lorsque, par exemple, j'expliquai un texte de Chateaubriand sous l'oeil manifestement étonné de ma professeure. Je fis ce jour-là preuve d'une belle maîtrise et d'une approche si construite qu'elles me valurent d'être pris en exemple et la note de 18/20. Mais je pouvais aussi, sans vergogne, exprimer un sens aigu de la provocation, une bonne dose de mépris voire d'insubordination. Aujourd'hui, l'élève Démocrite serait expulsé du système sans ménagement.

         En classe, j'avais besoin d'une réelle autorité et non d'un autoritarisme étroit et stérilisant, l'autorité d'un professeur impliqué dans son enseignement au point d'impliquer ses élèves avec lui. Je devais sentir son intime conviction, son goût réel pour sa discipline pour me permettre de lui attribuer une valeur et consentir à son enseignement. Je devais rencontrer un sujet apte à penser au-delà même de sa fonction dans une logique de recherche qui m'incitât tout autant à la recherche, qui me donnât le goût de l'inconnu, le désir de frayer un chemin nouveau sur les terres ensauvagées de mon inculture. Cela se produisit quelques fois mais trop rarement. Ces quelques professeurs m'ont marqué de façon indélébile. Les autres suscitèrent en moi au mieux indifférence, au pire, férocité et hargne.

        En début d'année, je raconte une partie de cette histoire à mes élèves ; je leur explique le tumultueux parcours qui fut le mien et le défi que je dois relever dans ma pratique pour ne pas leur faire subir ce que j'ai moi-même vécu : comment créer les conditions d'un intérêt, d'une mobilisation de leur part dans les enjeux que nous devrons rencontrer ? Mon échec se mesurera à leur ennui, ma réussite relative à l'implication qui est la leur. Je note que les élèves "brillants" comme ceux qui ont les plus grandes difficultés sont tirés de leur sommeil scolaire en philosophie. Ils voient que nous ne différons pas par nature, même si l'élève inadapté que j'étais, est devenu un professeur étrangement inadapté. Ils perçoivent que mon engouement philosophique n'est pas qu'une posture, qu'une imposture de plus parmi les conventions et les mondanités, que la puissance que je déploie trouve pour partie sa raison d'être dans la stimulation de leur puissance propre. Si j'en juge par les retours dont je peux disposer, par les regards des uns et des autres, par leurs interventions, je crois parvenir globalement à mes fins. Certains se procurent les livres que je leur conseille ; d'autres écrivent dans leur journal philosophique, d'autres encore se déplacent dans les cafés-philo. Je crois pouvoir dire que la philosophie est entrée dans leur existence. Quelque chose se passe là qui n'est pas rien.

       Le cancre que j'ai été doit se balader quelque part dans mes salles de classe. Peut-être hante-t-il mes cours pour me rappeler que le temps considérable que nous passons ensemble, mes élèves et moi, ne doit pas être gaspillé, ou pire, vécu sous la forme délétère de la résignation et de l'ennui. Il me rappelle que la vitalité de l'existence ne doit jamais s'arrêter à la porte d'une salle de cours.

 

 

 

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Commentaires
M
L'école a toujours eu du mal à gérer les élèves différents, la société a besoin d'hommes dociles qui se fondent parfaitement dans ses rouages afin d'accomplir sans réflexion et beaucoup d'allégeance leur travail.<br /> <br /> Tes élèves ont une chance immense d'avoir un professeur aussi original et engagé, j'aurais aimé en faire partie.Ils doivent ressentir l'authenticité de ton être et tes cours doivent les changer du discours ambiant et surtout les enrichir de vraies valeurs.
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G
Voilà un beau témoignage qui démontre que rien n'est perdu si le désir et la conviction sont éveillés !
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