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DEMOCRITE, atomiste dérouté
31 décembre 2015

Spinoza ou le sens de la question

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     En 1995, ayant été mis pour quelques temps au chômage technique suite à mon implantation au Septentrion, j'en profitai pour me rendre à l'Université et poursuivre une formation initiale que je jugeai insuffisante. C'est là que je découvris et compris un peu la philosophie de Spinoza, en suivant le cours de Pierre Macherey, fin spécialiste du philosophe hollandais. Le programme d'étude devait se dérouler sur cinq années, chacune consacrée à un livre de l'Ethique avec l'examen approfondi de chaque proposition, axiome, démonstration, scolie. Ce travail de titan donna d'ailleurs lieu à la parution de cinq ouvrages roboratifs devenus des références incontournables pour qui souhaite effectuer une plongée minutieuse dans la trame complexe de l'oeuvre. Je suivis en totalité la première année consacrée à Dieu c'est-à-dire la Nature, en compagnie d'étudiants manifestement tétanisés par l'enjeu, par la hauteur de vue du philosophe et de son commentateur, lequel se désespérait de ne déclencher aucune question ni de trouver a fortiori aucun répondant dans sa classe.

     Le silence studieux dont faisaient preuve ces jeunes gens finissait par irriter le professeur Macherey qui supportait assez mal de discourir sans rencontrer personne qui lui renvoyât quelque chose de son enseignement. Comment une telle philosophie, à la fois si complexe et si révolutionnaire pouvait-elle plonger l'assemblée dans une attitude aphasique à ce point assourdissante ? Pas l'ombre d'une réaction ! Pas la moindre intervention ! Chacun prenait note, comme hypnotisé par la puissance de la fameuse proposition XXVIII définissant le déterminisme universel et infini de la Nature agissant pour toute chose singulière. Tous, nous réalisions que nous étions cette chose singulière finie, possédant une existence déterminée et ne pouvant exister ni être déterminée à produire un effet, si elle n'est déterminée à exister et à produire cet effet par une autre cause, qui est elle aussi finie et possède une existence déterminée...

    Comment faire irruption dans un cours à ce point détaillé et instruit sur Spinoza dont l'intelligibilité excède de toute part notre entendement limité ? Comment prendre la parole alors même que la pensée balbutie encore dans le premier genre de connaissance et découvre avec stupéfaction qu'elle est déterminée par une cause extérieure ? Il eût fallu se prendre pour Dieu pour interrompre la voix du Maître, devenir cause de soi-même et briser magiquement l'effet d'écrasement que produit la toile spinoziste sur l'esprit d'un lecteur inattentif et débutant. Tous avaient, semble-t-il, la modestie des commencements et n'imaginaient pas trahir une inculture crasse par une question stupide. Chacun suivait la sente laborieuse avec la prudence requise. Chacun pratiquait le conseil spinoziste avec intériorité -caute, comprenant à l'évidence que le chemin serait long, ce qui ne pouvait qu'accroître le sentiment de solitude du passeur Macherey.

     Il nous raconta qu'à l'automne 1676, Leibniz se rendit à Amsterdam chez Spinoza, déjà fort affaibli, pour lire l'Ethique. Le futur penseur des monades s'installa dans son bureau parsemé d'instruments utiles au polissage des verres. En quelques heures il aurait lu l'oeuvre entière, aurait tout compris et, rendant le manuscrit à son auteur, aurait lâché tout en prenant congé, ce jugement cinglant : "C'est effrayant !" Ils ne se revirent jamais. Spinoza mourut en février de l'année suivante. La réaction de Leibniz pour la philosophie de Spinoza manifesta une double polarité : un réel sentiment d'admiration face à un homme libre et sans compromission (ce que Leibniz n'était pas), un autre teinté de crainte et d'horreur à l'image de son verdict : l'effroi. Loin d'une joie naïve et revendiquée par le pouvoir illimité de la raison, la pensée spinozienne fait d'abord signe vers une subversion immanente qui renvoie chacun à ce qu'il peut, à sa puissance propre, à ses renoncements. Leibniz a lu ce que son temps ne pouvait pas lire sans trembler, sans mettre fin à la toute puissance du grand Autre intériorisé depuis toujours ou presque.

    Il en faut du chemin et de l'introspection pour comprendre combien le déploiement d'un désir singulier va de pair avec la découverte de son interdépendance, de son articulation à ce que l'auteur de l'Ethique appelle la Nature. Mais il est un autre itinéraire plus difficile encore et jamais achevé, cheminement à la fécondité inépuisable et dont Spinoza est l'authentique initiateur. C'est le mouvement qui mène peu à peu l'esprit vers son propre impensé, vers la secrète causalité qui le conduit ordinairement à raisonner à l'envers sous la forme de la répétition et de l'encagement. Que des esprits ordinaires embourbés dans les passions communes répètent inlassablement les mêmes conduites, soit. Mais combien d'esprits savants, de philosophes en titre passent de la même façon leur existence à réitérer la même thèse, la même idée, la même litanie sous le régime inaperçu d'un impensé, d'un affect dramatiquement conditionnant, jamais interrogé ? Se pourrait-il qu'ils se posent à eux même la question qui les conduit à penser ce qu'ils pensent ? 

      Comment des étudiants en philosophie pourraient-ils se frotter à un esprit capable de faire fuir le très illustre et savant Leibniz sans risquer l'humilation publique ? Le professeur Macherey n'hésitait pas à interrompre ponctuellement son développement, non pour demander si quelqu'un avait une question à poser mais pour interpeller fermement un malheureux qui venait malencontreusement de lever la tête et de croiser son regard : "Vous !...Oui Vous !! Posez-moi une question !" Incroyable cet impératif ! Contraint de poser une question qu'il ne se pose pas à lui-même, l'étudiant, cerné, fait comme un rat, fixé par le Grand Autre, vivait là un moment dramatique, en fait, la pire chose qui pût lui arriver lors d'un cours consacré à Spinoza. Quelle question digne d'intérêt pouvait-il bien poser et indiquer par là sa compréhension de la chose ? Il lui fallait rassurer le vieil homme comme jadis Johannes Casearius, seul et unique disciple de Spinoza devait le faire devant son maître qui finit par le renvoyer pour inaptitude métaphysique et inintelligence. Notre étudiant devenu écarlate bredouilla trois mots incompréhensibles. Le professeur poursuivit son cours comme si rien ne s'était passé. D'ailleurs, que s'était-il vraiment passé ? La question que Spinoza nous adresse ne peut faire sens pour nous que dans le retrait d'une pensée conciente de ce qu'elle peut et de ce qu'elle ne pense pas encore, ce qui est aussi difficile que rare.

      

 

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Commentaires
M
Ah! le grand tout,la sensibilité métaphysique...le gagne pain de bien des philosophes, comme si elle leur était réservé...<br /> <br /> Bien à vous
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S
Je vous rejoins complètement, cher Démocrite. J'ajouterais Robert Misrahi à votre liste, ami de Marcel Conche et "spécialiste" de Spinoza. Merci de votre réponse. Elle appelle bien des développements profondément réjouissants.<br /> <br /> Bien à vous
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S
Comment opérer ce cheminement vers l'impensé, la secrète causalité, le hors-monde en tant que représentation? Le recours à la raison me semble une impasse ou une centrifuge dangereuse vers une série d'emboîtements sans fin qui nous sortirait du monde réel, bien plus loin que le pas de côté, bien plus déséquilibrant et vertigineux. Le premier pas est, peut-être, déjà dans la surprise de conscience de cette source causa sui inassignable. Le déploiement d'un désir singulier en procède. Il me suffit (que puis-je d'autre ?) ensuite de boire à cette source originelle, de perservérer dans mon être comme nous y invite Spinoza, décalé entre les plis de la représentation.
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D
Content de vous revoir par ici Cédric, avec ce style inimitable qui n'appartient qu'à vous. Amicalement
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C
- Vous !...Oui Vous !! Posez-moi une question !<br /> <br /> - Pourquoi voulez-vous que je vous pose une question ?
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