Itinéraire d'un Dérouté
Je me suis installé en terres pyrénéennes il y a presque huit ans, au moment même où j'entrai dans ma cinquième décennie. Sans doute cette coïncidence devait-elle signifier pour moi la fin d'un cycle et la possibilité d'une renaissance. Troisième naissance en vérité après une première vie de Lorrain frottée aux grisailles de l'est et aux vertes forêts vosgiennes, après mon enracinement sur les terres du Septentrion, dans l'agitation industrieuse de la concentration urbaine.
Je me souviens de ces soirées passées dans mon bureau niché sous les toits, orienté vers un sud improbable, à méditer cette cartographie en relief des Pyrénées, du massif des Albères tombant dans les eaux de Méditerranée au Jaïzkibel dominant la baie océanique de San Sébastian. Ces mondes n'avaient pour moi qu'une existence estivale lorsque, traversant la France à moto, je me rendais en vallée d'Aspe ou d'Ossau pour me perdre physiquement dans la sauvagerie d'un massif préservé que les derniers ours parcouraient alors en liberté. Au fil de l'année, ce qui constituait mon expérience métaphysique majeure finissait par se réduire à un songe voilé par le régime des conventions, le travail, la fonction sociale et la rationalité de la pensée philosophique.
En arrivant en Béarn, la quasi-totalité de mon être fut absorbée par l'incroyable horizon de cimes, de pics, de lacs dissimulés, de nébulons farceurs, d'orages d'altitude et de clartés qui se déployaient devant moi comme autant de perspectives sur le réel et d'interpellations. Je fus saisi d'une exaltation et d'une redoutable intensification de ma puissance vitale. Mais cela ne se fit pas sans contrariétés.
Il me semblait vivre un rêve, comme si l'imaginaire s'était substitué à la réalité. Cet étrange décalage produisit chez moi un état d'euphorie mêlé de panique et d'angoisse de disparition. A dire vrai, j'étais convaincu que ce monde qui devait être désormais le mien ne pouvait que se dérober, se soustraire à ma représentation comme à ma dynamique propre. Peut-être allais-je mourir ? Peut-être un cataclysme aurait-il raison de cette nature qui devait me mener au dévoilement de la vérité. C'eût été scandaleux ! J'étais trop jeune pour trépasser mais avec la conscience intime du tragique qui me traversait de bout en bout, il y avait urgence à demeurer vivant encore un peu. J'avais encore des choses à vivre, à sentir, à expérimenter !
J'ai marché. Je me suis perdu. J'ai affronté toute sorte de périls avec la fougue et l'énergie d'un adolescent que je n'étais plus, animé d'une force active sans pareille. Je dus rencontrer mes propres failles, les limites de ma réalité en me confrontant à la précarité de mon pas et à la force des éléments. Je ne sentais plus la pente et me hissais sur toutes les cimes qui me semblaient accessibles. Les brouillards envahissant comme des rivères en furie, les orages impromptus, la morsure d'un vent glacial me rappelaient à la prudence et au repli. Je vécus des moments d'une rare densité esthétique dans une solitude aussi précieuse qu'habitée, quelquefois interrompue par les rires tonitruants et grégaires des Ibères ou de quelques indélicats. Je rentrais au-delà de l'horizon crépusculaire avec le désir ardent de repartir et de me perdre à nouveau, de me dessaisir de mon être et d'accueillir une part infime de la nature en éprouvant le risque de vivre.
Je comprends aujourd'hui combien la vérité d'un homme équivaut au déploiement de sa puissance propre, à cette aventure qu'il mène sur le territoire inconnu qu'il s'est choisi. Ce n'est pas l'objectif qui compte. Celui-là n'est que le moyen conscient de mettre en action les forces secrètes qui l'animent et le mènent vers un ailleurs dont il ignore la teneur. Cette inconscience première de la force, cette cécité ou "myopie" nécessaire dont j'ai parlé ailleurs, n'est autre que la condition de possibilité de la vérité. C'est là, dans une forme de sagesse ignorante d'elle-même, toute instinctive, que se joue le devenir actif de l'homme dans sa dimension exploratoire. Lorsque le sujet coïncide avec cette part inaudible de lui-même et qu'il la laisse gouverner, sans l'inféoder à quelques puissances extérieures aliénantes, alors il sait qu'il expérimente la plus haute joie, même si cette allégresse ne doit jamais être véritablement comprise et sue. Cela reviendrait à se séparer de la Nature dans l'obscénité de la représentation. Cela reviendrait à faire de la vie une théorie. Cela reviendrait à détruire ce qu'il y a de plus précieux et de plus beau dans le vivre.