Enserré ?
Ces vacances débutent mal alors que s'offre à moi quelque chose qui pourrait s'apparenter à une nouvelle liberté. Ciel gris et bas, vent du nord, froid, mordant comme lorsque je vivais sur les terres glacées du Grand Est. Il fallait bien que l'hiver finisse par se pointer. C'est fait ! Les montagnes ont disparu, planquées sous des tonnes de neige, et ces nébulons retors ne donnent guère l'impression de vouloir céder du terrain. Je reste au chaud, à l'abri des intempéries, mais pas des coups qui frappent décidément de tous côtés, me rappelant quelques morsures passées mal négociées, mal cicatrisées.
Parfois, d'étranges éclaircies me traversent l'esprit, des songes épars et vagabonds comme si une nouvelle existence allait vraiment débuter, une aube claire et rosée, une aube aussi neuve et décisive que le jour naissant et avec elle, quelque chose d'insolite et de frais, comme une touche de vérité au milieu du marasme.
Mais l'astre majeur semble ne plus vouloir se lever. Bien vite, les structures anciennes reviennent à la charge avec les nimbes polaires et colonisent mes perspectives pour neutraliser ce qui me reste de force. Alors je reste chez moi, seul. Je me risque avec la version d'Oedipe-Roi de Pasolini. Mon esprit s'échappe, incapable de suivre le mouvement lent de la caméra et cette transposition italienne de la tragédie grecque. Et puis, c'est trop lourd, trop massif, trop encombrant! J'aimerais danser sur les intempéries mentales et rejouer les mélodies espiègles de jadis lorsque je croyais ouvrir l'horizon par la seule force de mes rêves et de mes désirs. C'est si loin ! Où sont-ils ?
J'ai toujours été plutôt sociable tout en aimant ma solitude. Partout où j'ai vécu, j'ai éprouvé le désir de créer avec d'autres, des groupes de recherche et d'étude, fédérant les énergies dans une démarche collective : ici un groupe d'épistémologie, là de poésie, ici de philosophie. Je garde le souvenir actif des cercles d'amateurs de fumerolles et des discussions impliquées. Je me plais à favoriser la construction des liens même si j'en sais la précarité. Je connais aussi leur force, leur possible intensité ayant à maintes reprises constaté d'incroyables moments de création et de jubilation.
Je me suis investi sans me forcer dans mes relations d'amitié, me rendant volontiers disponible, n'hésitant pas à provoquer parfois, à interroger mille et une choses, acceptant de me risquer à mon tour. Je crois faire montre d'une curiosité réelle pour mon prochain mais non inquisitrice, supportant mal les conduites agressives comme la flagornerie relationnelle si répandue. Si je mets les formes, je me montre particulièrement franc et direct, ce qui m'a valu pas mal de déboires ces dernières années, d'amères déceptions. Mais je ne regrette pas ce que j'ai pu dire ou faire sans quoi je n'aurais pas été moi-même. Je vois tant de lâcheté et de compromission autour de moi, tant de phraséologie pour se soustraire à tout rapport de vérité que je dois accepter une solitude bien plus radicale aujourd'hui qu'auparavant. Et que penser des relations d'amour ? "Donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas", comme le notait Lacan dans une formule autant cinglante qu'indépassable.
Relisant Schopenhauer, je trouve d'abord un vague réconfort. Je vois bien que je ne suis pas seul à éprouver une distance critique vis-à-vis de mes contemporains. Mais je ne peux encore me résoudre à cette misanthropie systématique, à "ce dégoût qui doit permettre de s'accoutumer aux propriétés bienfaisantes de la solitude". Sans doute n'ai-je pas encore atteint le degré de suprême férocité qui me ferait planer en charognard au-dessus de la mêlée et vivre des grands espaces. Mon idiosyncrasie est trop épicurienne, trop démocritéenne pour me retirer sur les cimes de l'amertume.
En contemplant quelques images prises il y a peu, j'ai songé à la liberté inconsciente du jeune adulte que j'étais, lorsque je traversais toute la France à moto pour partir sac à dos et me perdre des jours durant en pleine nature. Je ne peux plus l'envisager ayant désormais mal presque partout.
Ce songe et ces quelques méditations me donnent l'impression assez cruelle que les meilleurs moments de ma vie sont, pour l'essentiel, derrière moi, lorsque mes illusions de jeunesse me portaient, insouciant, vers l'inconnu.